Dans le cadre de la révision des directives comptables, la Commission européenne a publié le 25 octobre 2011 une proposition de directive unique[1] visant à remplacer les 4e et 7e directives[2]. Les consultations effectuées dans ce cadre ont révélé que les parties concernées (préparateurs et utilisateurs des états financiers, autorités publiques notamment)  sont, dans l’ensemble, largement satisfaites du cadre actuel. Ces parties estiment toutefois qu’une simplification, en particulier au profit des plus petites entreprises, est possible. Elles ont également souligné la nécessité de renforcer la clarté et la comparabilité des états financiers, notamment pour les plus grandes entreprises, ayant le plus souvent des activités transfrontalières.

Deux modifications majeures introduites par ce projet ont retenu notre attention et font l’objet de cet article. Il s’agit de :

  • L’application obligatoire du principe général de prééminence du fond sur la forme. En effet, l’article 5.1.h du projet stipule que « les postes du compte de résultat et du bilan doivent être présentés en se référant à la substance de la transaction ou du contrat enregistré »,
  • La suppression de la notion de  résultat exceptionnel. Les articles 12 à 15 relatifs au compte de résultat  suppriment la distinction entre éléments ordinaires et extraordinaires dans le compte de résultat. Toutefois, pour garantir une présentation neutre de ces produits et de ces charges, une obligation de les mentionner séparément dans le compte de résultat, accompagnés d’une note explicative, a été introduite.

 

Même si le contenu de la directive définitive pourra s’avérer différent, et si son délai de transposition est lointain[3], nous pouvons d’ores et déjà :

  • faire le parallèle avec le traitement en référentiel IFRS et
  • examiner les conséquences potentielles de ce projet de directive sur le PCG.

 

 

Le principe de prééminence du fond sur la forme en IFRS[4]

Le principe de prééminence du fond sur la forme est une caractéristique des modèles comptables anglo-saxons.

Dans le cadre de l’accord de Norwalk (communiqué relatif à la convergence des IFRS avec les US GAAP)[5], puis de leur programme de travail commun[6], le FASB et l’IASB ont décidé de développer un cadre conceptuel unique[7]. La première phase de ce projet a été achevée en septembre 2010 par la publication:

  • par le FASB de la norme de concept n°8[8] en remplacement des normes SFAC (Statements of Financial Accounting Concepts) n°1 et 2;
  • par l’IASB de la révision partielle de son cadre conceptuel de 1989[9].

Les deux normalisateurs ont retenu comme caractéristiques qualitatives essentielles de l’information financière la pertinence (relevance) et la fidélité (faithful representation) (QC5).

Le principe de substance over form n’est pas mentionné explicitement, car il est considéré comme redondant. La fidélité signifie que les rapports financiers communiquent la substance d’un phénomène économique plutôt que sa seule forme juridique. La représentation d’une forme juridique qui serait différente de la substance du phénomène économique sous-jacent ne saurait aboutir à une représentation fidèle (BC3.26).

Selon les normalisateurs internationaux, la prééminence du fond sur la forme est une conséquence directe de l’objectif d’image fidèle.

 

La notion de résultat exceptionnel en IFRS

En IFRS, « l’entité ne doit pas présenter des éléments de produits ou de charges en tant qu’éléments extraordinaires, que ce soit dans l’état de résultat global, ou dans le compte de résultat séparé (s’il est présenté) ou dans les notes » (IAS 1 § 87). Le référentiel prévoit « que lorsque des éléments de produits et de charges sont significatifs, l’entité doit en indiquer séparément la nature et le montant « (IAS 1 § 97).

Exemples : dépréciations de stocks ou d’immobilisations corporelles, restructurations d’activités, sorties d’immobilisations corporelles, règlements de litiges…

 

Le principe de prééminence du fond sur la forme en droit comptable français

Le principe de prééminence du fond sur la forme n’est pas énoncé en France au niveau des comptes individuels, mais seulement pour les comptes consolidés[10].

On constate ainsi la dualité qui existe au plan national entre :

  • les comptes individuels, destinés avant tout à donner une vision juridique du patrimoine d’une entité, et à déterminer son résultat imposable;
  • les comptes consolidés, destinés à donner une vision économique de la performance d’un groupe.

Toutefois, le principe prééminence du fond sur la forme est  appliqué en pratique dans certains cas particuliers, notamment:

  • Les biens acquis avec une clause de réserve de propriété sont enregistrés à l’actif du bilan alors que l’entité n’en est pas encore juridiquement propriétaire.
  • La comptabilisation à l’avancement des contrats à long terme permet d’enregistrer des ventes de biens ou de services alors que juridiquement aucun transfert de propriété n’a eu lieu.

Le règlement CRC 2004-06 relatif aux actifs a par ailleurs conduit à certaines modifications des pratiques comptables découlant de l’application du principe de substance:

  • comptabilisation du bien reçu à la valeur nette comptable de l’actif cédé et non à sa valeur vénale en cas d’échange de biens sans substance commerciale.
  • enregistrement à l’actif du donneur d’ordre de moules industriels dont la propriété juridique est attribuée au sous traitant mais transférée au donneur d’ordre au terme du contrat.

La portée de ce règlement a toutefois été largement limitée par l’exclusion des contrats de location de son champ d’application.

 

Les conséquences potentielles de l’introduction du principe de prééminence du fond sur la forme dans le PCG

Conséquences comptables :

Parmi les conséquences potentielles de la transposition du principe de prééminence du fond sur la forme en droit comptable français, nous avons recensé les suivantes:

  • la comptabilisation à l’actif des biens faisant l’objet d’un contrat de location financement, en contrepartie d’une dette financière;
  • la suppression de la méthode de l’achèvement, qui ne reflète pas la réalité économique de l’opération, pour la comptabilisation des contrats à long terme;
  • la comptabilisation des impôts différés, qui constituent de véritables créances (sous conditions) ou dettes d’impôt selon les définitions des notions d’actif et de passif du PCG;
  • la comptabilisation des stocks options qui représentent de véritables compléments de rémunération;
  • l’éclatement de la comptabilisation des emprunts obligataires convertibles entre la composante dette et la composante capitaux propres représentative d’une option de conversion;
  • le maintien à l’actif des effets escomptés non échus, avec pour contrepartie un passif (concours bancaire courant);
  • l’actualisation des créances et dettes lorsque l’effet temps de l’argent est significatif. En effet, une vente à crédit de valeur 100 réglable dans un an assortie d’intérêts calculés au taux de 5 % est équivalente à une vente sans intérêts de 105 payable dans un an.

 

Conséquences fiscales induites :

La connexion comptabilité/fiscalité entrainera nécessairement une étude d’impact de ces changements de règles comptables sur la détermination du résultat fiscal. En effet, sans adaptation des règles fiscales actuelles, les divergences entre le résultat comptable et le résultat fiscal augmenteront de manière significative. Le suivi historique de celles-ci  par le recours à l’imprimé 2058 deviendra difficile, ce dernier ne fournissant pas une  sécurité suffisante à la fois pour les entreprises et pour l’administration fiscale.

Il convient toutefois de noter que l’administration fiscale applique de fait implicitement dans de nombreux cas de figure le principe de prééminence du fond sur la forme. Exemples:

  • Crédit-bail immobilier : les redevances représentatives de l’amortissement financier du terrain ne sont pas déductibles;
  • Cession de titres de participation entre entreprises liées: un report d’imposition des moins values à court terme est prévu afin de lutter contre des schémas d’optimisation fiscale consistant à céder les titres plutôt que d’enregistrer une dépréciation non déductible[11];
  • Obligations à coupon zéro : sous certaines conditions, la prime de remboursement relative à de telles obligations est imposable non à l’échéance lors du remboursement, mais sur la fraction courue sur l’exercice. La prime est de ce fait assimilée à des intérêts capitalisés;
  • Abandons de créances à caractère financier : dans certains cas ceux-ci sont assimilés à des compléments d’apport non déductibles….

 

 

Les conséquences potentielles de la suppression du résultat exceptionnel dans le PCG

Parmi les produits et charges comptabilisés en tant que composantes du résultat exceptionnel figurent les dotations et reprises de provisions réglementées dont la nature est purement fiscale. La distinction de ces éléments des autres produits et charges de l’entité permet actuellement aux tiers de bien identifier le résultat issu des opérations économiques de l’entreprise, des impacts sur le résultat d’enregistrements purement fiscaux, non représentatifs d’opérations économiquement justifiées. La suppression de la notion d’élément exceptionnel entraînera la comptabilisation de ces dotations et reprises de provisions réglementées au niveau du résultat courant. Ceci risque de fausser la perception des tiers sur la performance de l’entreprise, même si des informations communiquées en annexe permettront d’effectuer le cas échéant les retraitements nécessaires.

La modification des règles de connexion entre la comptabilité et la fiscalité pourrait là encore permettre de pallier cet inconvénient, soit en autorisant la déduction extra comptable des dotations purement fiscales, soit en adoptant la méthode de la connexion intégrée qui consiste à enregistrer les divergences entre la comptabilité et la fiscalité dans une classe ad hoc, qui a pour avantage de présenter des documents comptables non imprégnés d’éléments purement fiscaux[12].

 

 

Conclusion

L’introduction du principe général de prééminence du fond sur la forme dans le projet de directive européenne relative aux états financiers annuels et consolidés et la disparition de la notion d’éléments exceptionnels consacrent une évolution des textes européens vers la pratique internationale.

En France, le respect du principe du principe de prédominance de la substance sur l’apparence est imposé uniquement pour l’établissement des comptes consolidés, et la présentation de produits et de charges en résultat exceptionnel est largement utilisée par les entités, tant au niveau des comptes individuels que des comptes consolidés.

L’introduction dans le PCG  du principe de prééminence du fond sur la forme ainsi que la suppression du résultat exceptionnel auraient donc un impact significatif sur la présentation des comptes annuels et l’évaluation des éléments les constituant. L’évolution des règles comptables nationales sous l’influence de textes européens montre la nécessité de réfléchir à l’évolution de la relation comptabilité/fiscalité. N’est-il pas souhaitable de proposer une nouvelle approche qui maintiendrait la connexion (souhait de l’ANC formulé dans son plan stratégique) tout en facilitant l’évolution séparée de deux jeux de règles qui ne répondent pas aux mêmes objectifs ?

 


[2] 4ème directive 78/660/CEE du Conseil du 25 juillet 1978 et 7ème directive 83/349/CEE du Conseil du 13 juin 1983

[3] Les États membres devraient mettre en vigueur les dispositions législatives et réglementaires nécessaires pour se conformer à la nouvelle directive au plus tard le 1er juillet 2014 – art. 49.1

[4] Pour plus de détails voir article Odile BARBE – Laurent DIDELOT  » Les conséquences potentielles en droit comptable français de l’introduction au plan européen du principe de prééminence du fond sur la forme » Revue française de comptabilité n°451 – février 2012

[5] Norwalk Agreement FASB/IASB – October 2002

[6] A Roadmap for Convergence between IFRSs and US GAAP—2006-2008 Memorandum of Understanding between the FASB and the IASB – 27 February 2006

[7]Robert OBERT, « Le nouveau cadre conceptuel de l’IASB », RFC n°439 – janvier 2011 – pp. 26-30

[8] FASB – Statement of Financial Accounting Concepts n°8 –Chapter 1 « The objective of General Purpose Financial Reporting » and Chapter 3 « Qualitative Characteristics of Useful Financial Information » – September 2010

[9] IASB – Conceptual Framework for Financial Reporting – September 2010

[10] Règlement CRC 99-02 modifié – RMCC  art. 300

[11] Loi de finances pour 2011- art. 13 (loi n°2010-1657 du 29/12/2010).

[12] Laurent Didelot-Odile Barbe, « Pour une nouvelle approche des relations entre la comptabilité et la fiscalité », RFC n°408-mars 2008, pp. 30-35.