Il n’y a véritablement de problème de dette publique que lorsque son coût financier dépasse le rendement (économique et social) de la dépense publique qu’elle autorise. La trajectoire de la dette n’est alors plus soutenable.

Cette trajectoire dépend de quatre facteurs, vrais tout autant pour un État que pour une entreprise :

  • Le coût financier de cette dette, c’est-à-dire le taux d’intérêt, soit rD ;
  • la capacité annuelle de remboursement. Dans le cas des finances publiques, il s’agit de l’excédent « primaire » du budget, c’est-à-dire avant les charges financières ; pour l’entreprise, du flux de trésorerie disponible ou free cash-flow d’une entreprise1. Appelons-le s en l’exprimant en proportion du PIB ;
  • le taux de croissance de l’économie (ou de l’entreprise), g, qui permet les flux de trésorerie futurs ;
  • et la position de départ de l’endettement du pays (ou de l’entreprise), soit d, toujours en proportion du PIB.

On en tire une formule familière aux spécialistes de finance publique, mais qui s’applique tout autant à l’entreprise. Pendant une période t, la dette ne peut décroître en proportion du PIB (ou du chiffre d’affaires ou du bilan, s’il s’agit d’une entreprise) qu’à la condition2 :

st ≥ dt(rDg)

L’excédent primaire du budget st doit être supérieur à ce qu’on peut appeler le solde budgétaire requis, c’est-à-dire le solde budgétaire qui assure que la dette ne diverge pas. La formule indique qu’il s’agit de l’écart entre le taux d’intérêt (qui est le coût de la dette) et le taux de croissance (c’est-à-dire les recettes futures du budget), pondéré par le taux d’endettement initial. L’effort budgétaire à consentir pour un pays dont la dette diverge se mesure par la différence entre ce solde requis et le solde budgétaire effectif.

Nous disions plus haut qu’il en va pareillement pour un État et une entreprise. Il y a quand même quelques différences. Les trois plus importantes sont :

  1. L’État ne peut pas s’abstraire de l’impact macroéconomique de ses décisions : s’il cherche à relever son solde primaire, par exemple en montant les impôts ou en baissant ses dépenses, il affecte le taux de croissance de l’économie et donc ses recettes fiscales et ses dépenses de redistribution. L’entreprise peut davantage raisonner à environnement constant.
  2. L’État est moins soumis qu’une entreprise à la pression de la solvabilité, dès lors qu’il peut sortir de la contrainte de la dette par l’inflation, du moins s’il dispose d’une souveraineté monétaire ou s’il ne s’est pas endetté en monnaie étrangère. A ce titre, on sait qu’un des problèmes de la zone euro est que les pays y ont perdu leur souveraineté monétaire. Bien qu’étant leur monnaie, l’euro est comme une monnaie étrangère, n’autorisant ni dévaluation externe ni fuite dans la création monétaire. Notez que l’inflation n’est pas formellement un cas de défaut, alors même qu’elle peut ponctionner le créancier.
  3. Il existe des corpus de droits nationaux qui organisent, plus ou moins bien, la faillite des entreprises. On en est encore loin en droit international.

 

Qu’en est-il pour les pays en difficulté de la zone euro ?

Le tableau qui suit donne la photo de la situation actuelle :

Dettes des pays périphériques de la zone euro (août 2011 ; FMI *)

Part dans le total dette zone euro (1)

Dette nette / PIB

Deficit primaire / PIB

Besoin de financement 2012 (2)

Part de la dette détenue à l’étranger

Pays en difficulté

 

 

 

 

 

Grèce

4 %

165 %

-1,3 %

16 %

91 %

Irlande

1 %

99 %

-6,8 %

14 %

61 %

Portugal

2 %

102 %

-1,9 %

22 %

53 %

Espagne

9 %

56 %

-4,4 %

21 %

28 %

Italie

25 %

100 %

0,5 %

23 %

51 %

Belgique

5 %

80 %

-0,3 %

22 %

58 %

Total

46 %

95 %

-1,0 %

22 %

51 %

 

 

 

 

 

 

France

20 %

81 %

-3,4 %

21 %

50 %

Etats-Unis

 

73 %

-8,0 %

30 %

30 %

(*) source : IMF, Global Financial Stability Report, Sept. 2011

 

 

 

(1) La dette de la zone euro atteint 6,5 Tr€ à août 2011.

 

 

 

(2) intérêts et parts à rembourser au cours de l’année 2012.

 

 

 

 

On observe la grave situation grecque au regard du taux d’endettement. Mais le pays n’est pas le seul dans ce cas : la dette de l’Italie et du Portugal dépasse aussi les 100% de PIB. Le déficit primaire est important en Irlande et en Espagne, mais aussi en France et surtout, pour comparaison, aux États-Unis. Le besoin de financement à court terme (les flux de coupons et de remboursement sur 2012) est un peu au dessus de 20 % dans tous les pays sauf Irlande et Grèce, qui ont une dette partiellement restructurée grâce à l’effort européen et donc à duration plus longue. On voit dans la dernière colonne la part de la dette détenue à l’étranger : plus de 90 % dans le cas de la Grèce, ce qui fait du problème grec un problème désormais entre les mains des bailleurs étrangers, notamment publics. A ce titre, l’Espagne est sur le modèle japonais : une dette très largement entre les mains des agents privés nationaux, ce qui lui donne un peu plus d’autonomie.

Au regard de ces chiffres, la situation de la Grèce n’apparaît pas énormément pire que celle d’autres pays périphériques de la zone euro. Il en va différemment si on utilise la petite formule ci-dessus.

Introduisons dans le tableau suivant le coût de la dette et la croissance du PIB telle qu’elle est prévue par le FMI pour 2012 et 2013 (croissance aux prix courants, pour être homogène avec le taux d’intérêt nominal). Le tableau ajoute aussi le « solde primaire requis », c’est-à-dire le niveau d’épargne budgétaire rendant soutenable la dynamique de la dette. Ce solde est calculé en retenant le taux de croissance du PIB (en valeur) de 2013, pour corriger du creux conjoncturel attendu en 2012.

On voit clairement que le Portugal, l’Irlande et surtout la Grèce sont pénalisés par un coût financier de leur dette extrêmement élevé, et par un taux de croissance de l’économie extrêmement faible (sauf l’Irlande).

 

Estimation de l’effort budgétaire requis (en % du PIB)

Dette nette / PIB

Déficit primaire / PIB

Coût de la dette publique à 10 ans

Croiss. PIB 2013 (1)

Croiss. PIB 2012 (1)

Solde primaire requis (2)

Effort budgétaire requis (3)

Pays en difficulté

 

 

 

 

 

 

 

Grèce

165 %

-1,3 %

24,6 %

-1,7 %

1,8 %

37,7 %

39,0 %

Irlande

99 %

-6,8 %

8,1 %

2,4 %

3,6 %

4,5 %

11,3 %

Portugal

102 %

-1,9 %

11,7 %

-0,4 %

2,5 %

9,3 %

11,2 %

Espagne

56 %

-4,4 %

5,2 %

2,6 %

3,4 %

1,0 %

5,4 %

Italie

100 %

0,5 %

5,9 %

2,0 %

2,3 %

3,6 %

3,1 %

Belgique

80 %

-0,3 %

4,2 %

4,0 %

4,0 %

0,2 %

0,5 %

 

 

 

 

 

 

 

 

France

81 %

-3,4 %

3 %

3,0 %

3,6 %

-0,5 %

2,9 %

Etats-Unis

73 %

-8,0 %

2 %

2,9 %

3,2 %

-0,7 %

7,3 %

(1) aux prix courants, inflation comprise

 

 

 

 

 

 

(2) sur base de la croissance du PIB 2013

 

 

 

 

 

(3) Solde requis moins solde effectif aux prix courants, inflation comprise

 

 

 

 

 

Du coup, le solde budgétaire requis pour la Grèce, et donc l’effort budgétaire à accomplir pour revenir dans les clous, est colossal : de l’ordre de 40% du PIB. Les dés sont jetés. Même si la Grèce jouissait des conditions de financement de par exemple l’Italie, soit 6% au lieu de près de 25% au cœur de la crise présente, son effort budgétaire s’élèverait encore à 8% du PIB, quasi-impossible à réaliser.

Hormis ces trois pays de la zone euro, la crise de la dette est moindre. L’Italie par exemple doit faire un effort budgétaire de 3,1% : son taux d’endettement est fort, mais elle dispose d’un excédent primaire des finances publiques.

La France n’est hélas pas loin de l’Italie (2,9% d’effort), ce qui suffit à expliquer la nervosité de Bercy sur le triple A de sa dette : son ratio d’endettement est plus faible, mais elle souffre d’un déficit primaire de 3,4% de PIB, témoin de l’égarement de longue date de notre politique publique. Les États-Unis sont dans une situation pire que la plupart des pays de la zone euro (7,3% d’effort), mais, chance pour eux, ils sont souverains au sens monétaire et donc ne risquent pas le défaut.

 

Le Gordon-Shapiro de la dette

Une manipulation simple de la formule ci-dessus donne un éclairage intéressant, familier aux financiers d’entreprise : une dette est soutenable si :

La valeur actualisée des flux nets futurs du budget ou « valeur sociale du budget », selon une expression où on reconnaît la classique formule de Gordon-Shapiro, doit être supérieure à la dette courante (le tout en pourcentage du PIB). Il n’y a donc création de valeur sociale budgétaire que si ce montant dépasse la dette courante. Dans une telle hypothèse, la génération courante (qui paie ses impôts et qui épargne en achetant la dette publique) transfère de la valeur à ses descendants. Ce n’est hélas pas le cas aujourd’hui en zone euro.

 

1. Gardant à l’esprit que le budget de l’État est en comptabilité de caisse.

2. Pour l’obtenir, il faut partir de la dynamique de la dette, décrivant comme la dette s’accroît d’une période à l’autre : Dt+1 = Dt-St+rDDt. En divisant chaque terme de l’équation par le PIB de la période t, il vient : , les minuscules désignant les variables en proportion du PIB, ce qui donne la relation cherchée, après approximations.