Au sein des entreprises, la profession d’acheteur était jusqu’à récemment un peu négligée, même si la conjoncture présente, qui oblige toutes les entreprises à serrer les coûts, lui redore un peu le blason. Il est bien rare par exemple que le directeur des achats fasse partie du comité de direction. Nous soutenons ici que la tendance s’inverse. Pour des raisons de fond, l’acheteur aura un rôle croissant dans le commerce interentreprises. Il se rapproche, en importance, en prestige interne et en rémunération, du vendeur, aujourd’hui la vedette dans les entreprises. D’où le titre quelque peu hardi de ce billet.

 

Le coût commercial porte sur le fournisseur

Les relations interentreprises sont marquées par trois traditions très fortes. 1- En général, le fournisseur accepte de se faire payer avec un délai[1]. 2- Le fournisseur assume le coût commercial, qu’on définit ici comme le coût d’appariement entre l’offre et la demande. 3- En revanche, l’acheteur prend ses responsabilités quant à la conformité de la marchandise livrée par rapport à la commande (le caveat emptor de la plupart des droits commerciaux).

 

La logique économique veut qu’il en aille ainsi :

  • Le commercial vendeur (le « sales » comme on dit à présent) n’est pas dispersé. Il concentre en général son activité sur une seule gamme de produits, et donc en acquiert une assez bonne connaissance. Il est dans la position de l’attaquant. Il cherche à convaincre son possible client, lui offre déjeuner et cadeaux d’entreprise.
  • Sauf à pouvoir se concentrer sur les achats stratégiques, l’acheteur (on devrait dire le « commercial acheteur ») est dispersé et moins compétent sur le produit, sachant la palette des achats de l’entreprise. Il est obligé de se reposer davantage sur les opérationnels de l’entreprise. Il est plutôt dans la position du défenseur. Il reçoit (parfois dangereusement) invitations à déjeuner et cadeaux.
  • Le dirigeant de l’entreprise voit dans la force de vente un potentiel de développement de son chiffre d’affaires, éventuellement illimité. Il pense par contre que sa force d’achat, si utile qu’elle soit pour réduire les coûts, n’offre pas un potentiel de gain infini. Il préfèrera à budget identique recruter un « sales » qu’un acheteur.

Ce n’est pas toujours le cas :

  • Quand le client est le consommateur final (dans les entreprises B2C comme Leclerc ou Carrefour), l’acheteur a un rôle-clé, alors qu’il n’y a pas ou peu de vendeurs, mais simplement des équipes marketing.
  • Dans beaucoup d’entreprises B2B, l’achat stratégique oblige à recruter ce qu’on appelle des acheteurs amont ou projet, en étroite connexion avec les métiers internes à l’entreprise et donc rapidement très compétents.
  • Pour certains produits, par exemple le sucre ou le cacao chez Nestlé, le caoutchouc chez Michelin, etc., l’appariement offre / demande passe par un marché de négoce, opéré par des traders de part et d’autre.

Et ce le sera de moins en moins :

  • Les entreprises encadrent leurs achats par un formalisme plus grand et recourent plus souvent à des appels d’offre. Les vendeurs détestent les appels d’offre et préfèrent – c’est aussi pour cela qu’on les paie – les procédures de gré-à-gré. C’est surtout le cas dans les métiers de service et de conseil, qui pensent toujours que leurs prestations sont à l’écart de rabais sur les prix parce qu’ils vendent « la qualité ». (L’argument ne vaut que si les procédures d’achat ne font pas une place suffisante aux facteurs « hors prix ».)
  • Notez qu’en cas d’appel d’offre le rôle des vendeurs n’en reste pourtant pas moins aussi important. Mais il change de nature : il s’agit de se muer en responsable d’une équipe chargée de gagner l’appel d’offre. Il s’agit moins de « pousser la butte » agressivement, de rentrer par la fenêtre si la porte est fermée, de « sympathiser », d’offrir des déjeuners et des cadeaux.
  • L’acheteur procède de plus en plus à une investigation poussée du marché pour mieux en connaître les fournisseurs potentiels et les solliciter. Il lance des RFI (requests for information). C’est d’autant plus facile que se sont multipliées, avec l’avènement d’Internet, les sources d’information sur les fournisseurs.
  • Il faut prendre la mesure du développement croissant des chaînes de valeur ou supply chains. Elles font rentrer les entreprises dans une logique de co-développement et de prospection R&D. Cela rééquilibre, voire renverse, la relation acheteur / vendeur.
  • La délégation ou à la sous-traitance sont de mieux en mieux acceptées, quand l’acheteur n’a pas la compétence pour acheter (achats rares ou complexes). Par exemple, les courtiers ont acquis désormais une position dominante dans l’achat des produits d’assurance. On montre qu’une entreprise qui utilise un courtier obtient en général des prix meilleurs (malgré la marge que prend le courtier) et des garanties meilleures que si son credit manager travaille en direct. A contrario, les directions financières ont le tort de ne pas utiliser davantage des agents externes : leurs achats (une centrale de trésorerie, un emprunt obligataire, une couverture complexe) sont souvent des achats « once in a lifetime ». Tout intelligent qu’il soit, le directeur financier se fait croquer par les banquiers, sauf quand il les met astucieusement en concurrence. Notez que les banques jusqu’à aujourd’hui ont su astucieusement mettre à l’écart les intermédiaires et agents. Cela aide à expliquer les copieux salaires des commerciaux dans les banques.
  • L’argument du dirigeant d’entreprise cité plus haut a ses limites. Les gains associés à l’achat sont tout aussi « illimités » que ceux liés à la vente, dès lors que les achats sont un coût variable pour l’entreprise, en proportion du chiffre d’affaires.

Il est certain que le recours à un acheteur professionnel alourdit le process d’achat et fait perdre en flexibilité et en « sur-mesure ». C’est pourquoi l’opérationnel d’une entreprise préfère souvent un gré-à-gré avec le commercial du fournisseur, parce qu’il se sent plus compétent que l’acheteur (c’est le plus souvent vrai sur la compétence technique, moins sur les techniques d’achat et de mise en concurrence). Ajoutons qu’il apprécie ce lien personnel avec le commercial du fournisseur… et les billets pour le Stade de France et autres concerts et de cadeaux de fin d’année qui vont avec. Il y a donc arbitrage entre formalisme et flexibilité. Il ne faut surtout pas en arriver à la lourdeur des procédures de la fonction publique, qui au total nuit gravement à l’Etat. C’est le rôle d’une direction des achats, qu’elle soit centralisée ou au contraire déconcentrée dans les services techniques de l’entreprise, de bien placer le balancier. On note à cet égard que le niveau de recrutement est de plus en plus élevé et que les entreprises arrêtent de mettre dans les directions achat les gens dont elles ne savent pas trop quoi faire ailleurs.

Faisons un test

Êtes-vous d’accord que les qualités type d’un bon commercial sont les suivantes ?

  1. Bonne communication interpersonnelle (sait se faire des amis).
  2. Centré client
  3. Capacité à prendre des décisions
  4. Négociateur
  5. Influence et persuasion
  6. Résolution de conflits

 

Eh bien, faux ! Cette liste ne concerne pas les vendeurs mais les acheteurs, selon l’enquête annuelle « World Class Purchaser » conduite par l’université de Floride[2] ! En même temps, vrai ! Les deux métiers sont des métiers de commerciaux, vendeur dans un cas, acheteur dans l’autre.

Il est probable que cette tendance va conduire à revaloriser les salaires des acheteurs (et les exigences qu’on porte sur eux) et déprécier relativement les salaires des vendeurs, notamment l’élément bonus. Pourquoi pas. On peut en effet s’étonner que la rémunération variable des vendeurs soient souvent assise sur le chiffre d’affaires réalisé, alors que dans une entreprise moderne le travail de vente est de plus en plus le résultat d’un effort collectif, impliquant toute une chaîne de spécialistes, quand elle ne provient pas d’une procédure d’appel d’offre. Les acheteurs ne sont jamais payés sur le chiffre d’affaires acheté, et n’ont pas à l’être. Et il est difficile de trouver une métrique telle que l’économie faite par l’entreprise à avoir bien su conduire un processus d’achat. Tout cela conduira dans le futur à une certaine convergence des rémunérations.

 


[1] On sait que le juste-à-temps, la vérification des marchandises chez le fournisseur, l’étiquetage électronique, les intégrations dans la chaîne de valeur, etc., sont en train de créer une pression pour réduire le délai de paiement client : il est moins besoin pour l’acheteur de se protéger contre le risque de litige commercial. Ce serait une bonne chose pour le fournisseur qui verrait ainsi se réduire son risque client et le coût de sa couverture.

[2] Cité dans l’excellent manuel : Bruel, Olivier et Pascal Ménage, 2014, « Politique d’achat et gestion des approvisionnements. Enjeux, problématiques, organisation, changement », Collection: Management Sup, Dunod. Il faudrait ajouter, pour les deux professions : 7.   Capacité à travailler en équipe