Quand le principe pollueur-payeur est pris en défaut (1/2)
Une règle de base pour qu’une économie de marché fonctionne bien est celle de la réparation : les dommages qu’une activité économique fait subir à un tiers ou à la collectivité doivent faire l’objet de dommages et intérêts de la part de l’initiateur. Dans un monde hautement fictif où toutes les ressources de l’économie feraient l’objet d’échanges sur des marchés concurrentiels, pleinement informés… la question ne se poserait pas : le prix facturé pour la fourniture d’un bien prendrait en compte son coût économique complet, c’est-à-dire le coût des ressources utilisées pour sa production, ou encore le coût des ressources qui seraient utilisées pour la production d’un autre bien de même prix. Si, par ma consommation d’un bien, je privais quelqu’un des ressources (en travail, en matières premières, etc.) qui ont servi à la production de ce bien, la perte subie ne pourrait être supérieure au gain (en utilité, en revenu) que me procure cette consommation.
Un tel monde n’a jamais existé que dans les mauvais manuels d’économie. Ma production ou ma consommation peut causer des nuisances à autrui qui ne sont pas prises en compte par le système des prix. L’usine qui fait du bruit ou émet des fumées malodorantes gêne le voisinage qui pourtant n’en reçoit aucune compensation ; l’immeuble qui se construit face à mon appartement cache la vue que j’avais sur la mer ; l’autoroute qui longe le village nuit à son agrément sans toujours apporter un service de transport (si l’entrée se trouve à 30 km de là). Dans ces exemples, l’activité génère ce que les économistes appellent des « externalités négatives » qui ne reçoivent aucun prix : il n’y a pas de marché pour l’air pur ou le silence ; ou pour la belle vue ; ou pour un espace libre. Ce qui ne veut pas dire que le dommage ne va pas avoir une répercussion économique : le prix de mon appartement va baisser si la vue, l’odeur ou le bruit en font baisser l’agrément. A noter que l’externalité peut être positive. Si une station de métro est construite à deux pas de mon appartement, c’est un don du ciel pour moi ou pour ma bourse si je revends mon appartement.
La réponse classique des économistes à ces imperfections de marché (ou à l’absence d’un marché) est l’intervention de l’Etat. Celui-ci édictera les normes qui limiteront les nuisances non facturées que génère l’activité économique, par exemple des normes sur la pollution. Ou mieux, selon la suggestion première de l’économiste Arthur Pigou en 1920, il mettra en place des taxes qui auront deux avantages : celui de limiter l’activité polluante et celui de compenser la collectivité du dommage subie. On parle ainsi de taxe sur le carbone ou sur l’essence, dans le cadre de la lutte contre la pollution. Si l’usage des eaux d’un fleuve par un pays se fait au détriment d’un autre pays (pensez à l’Euphrate ou au Jourdain pour citer des fleuves politiquement sensibles ; ou encore au Colorado, dont le pompage des eaux aux Etats-Unis met ce pauvre fleuve quasiment à sec quand il arrive au Mexique), il semble juste et efficace qu’il y ait une facturation pour le dommage subi payée par le pays qui opère le pompage. Si l’agro-industrie brésilienne fait du bien à l’économie locale, mais détruit la forêt amazonienne au détriment de la planète, il est légitime de demander au Brésil de réparer le dommage subi.
Est-ce bien pourtant le cas ? Pourquoi au motif que l’activité de l’un fait du tort à l’autre devrait-on faire du tort à son tour à l’initiateur du dommage ? N’y a-t-il pas souvent une meilleure solution à l’avantage de tous ? C’est la question que Ronald Coase, un économiste anglais, a posée dans un article retentissant de 1960, en réponse directe à Pigou : « Le problème du coût social »1.
Et la réponse est surprenante et contre-intuitive : sous certaines conditions que l’on discutera, il est indifférent que le dommage soit acquitté par celui qui le cause ou par celui qui le subit. Dit autrement, il est indifférent que les droits de propriété sur l’actif, ceux qui donnent le droit au pollueur de causer le dommage en premier lieu, appartiennent au pollueur ou à la victime du dommage. Pour prendre des exemples, il est indifférent que le Colorado soit la propriété du Mexique ou des États-Unis ; que le terrain qui jouxte mon appartement soit ma propriété ou celle du promoteur qui veut construire ; que la forêt amazonienne appartienne aux grands latifundistes, aux tribus d’Indiens ou à l’ONU, etc.
Si elle est vraie, voici une énonciation philosophiquement forte : dans une économie de marché, la distribution des droits de propriété, c’est-à-dire de la richesse initiale entre les agents, n’a pas de conséquence sur l’équilibre économique final : les ressources disponibles seront utilisées aux mêmes fins. Le jeu du marché redevient capable de réparer certaines imperfections de ce même marché, sans avoir besoin de l’intervention de l’Etat. Cela rendrait vain la discussion sur la propriété des moyens de production et donc renverrait aux oubliettes certains grands débats historiquement saignants du XXe siècle.
Quand Coase l’a énoncé en premier, en préparation de son article de 1960, il a été « convoqué » par un bel aréopage d’économistes : Friedman, Stigler… la fine fleur de l’université de Chicago. Après trois heures de discussion serrée, les contradicteurs se rendirent à l’évidence : l’argument tenait bon.
Il fait partie de la classe des résultats de « neutralité », indiquant dans le cas présent que la répartition de la richesse est « neutre », c’est-à-dire n’a pas d’impact sur l’équilibre économique. Dans toute science, ce sont les résultats les plus intéressants, si on suit Poincaré qui disait que « le rôle de la science est de trouver des invariants », c’est-à-dire des relations de cause à effet qui ne dépendent de nul autre facteur. Par exemple, c’est bien la moitié de la terre qui à tout moment est éclairée, sans dépendre des saisons, un résultat trivial depuis Copernic, mais qui étonne l’observateur qui habite près des pôles. En économie, les résultats de neutralité ne sont pas si fréquents : par exemple, la théorie quantitative de la monnaie dit que la création monétaire n’affecte pas les prix relatifs (« la monnaie est un voile ») et à long terme n’affecte que le niveau général des prix et l’inflation. Plus proche des directeurs financiers, le théorème de Modigliani-Miller, un résultat proche en réalité de la théorie quantitative de la monnaie, affirme que la valeur d’une entreprise ne dépend pas de son levier de dette (« le mode de financement est un voile »). Ou bien, toujours en finance, la valeur d’une option négociable sur action ne dépend pas de la probabilité de hausse ou de baisse du cours de l’action. Ces résultats sont peut-être faux, mais le processus par lequel on recherche l’erreur est extrêmement fécond, parce que donnant lieu à une kyrielle d’autres résultats. Pour Modigliani-Miller par exemple, on sait qu’un levier de dette plus fort affectera les comportements des actionnaires, des créanciers et du management et donc aura des conséquences « réelles » sur la marche de l’entreprise. De même, la crise financière de 2008 illustre à l’envi que le crédit et la création monétaire peuvent dégénérer en chocs majeurs pour l’économie. Mais pas toujours, et seulement à certaines conditions, etc.
Ici donc, les droits de propriété sont « un voile » posé sur l’économie réelle, n’en affectant pas la marche. Surprenant ! Il est donc temps de passer à la « démonstration » de ce résultat. Ce sera l’objet d’un prochain billet.
1. Disponible en français dans l’ouvrage : Coase, R., « L’entreprise, le marché, le droit », 2005, Editions de l’Organisation.
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