La part de richesse héritée dans le patrimoine a fortement varié au cours du temps. Cette part dépend en effet de conditions économiques et démographiques qui ne sont pas immuables. Du 19è siècle au début de la première guerre mondiale, elle était très élevée. Après une forte baisse, elle remonte dans de nombreux pays.

Graphique 1 : Part de richesse héritée. Europe et États-Unis, 1900-2010

Évaluer la part de l’héritage dans le patrimoine total est une tâche difficile

Cette difficulté est au cœur de l’une des controverses les plus célèbres entre économistes. F. Modigliani l’évaluait à 20-30 % aux États-Unis alors que L. Kotlikoff et L. Summers l’estimaient à 80 %. L’écart est d’autant plus troublant que tous utilisaient les mêmes données… Cette question est cruciale et mérite de tenter de dépasser ce clivage.

Ce billet s’appuie sur Alvaredo, Garbinti et Piketty (2017) et présente une perspective historique des évolutions de la part de richesse héritée aux États-Unis, en France et dans plusieurs autres pays européens. Les termes de richesse héritée et héritage représentent ici à la fois la richesse transmise au décès et celle transmise du vivant des individus. Les données et les méthodes présentées sont assez éloignées du « cadre idéal » que l’on pourrait souhaiter.

Calculer la part de l’héritage au sein du patrimoine nécessite de réévaluer la valeur de la richesse héritée pour prendre en compte des changements de valeur entre le moment où elle a été reçue et celui où elle est mesurée. F. Modigliani n’utilise que l’indice des prix à la consommation pour tenir compte de l’inflation. Ce choix est problématique car le capital hérité génère des revenus (intérêts des placements ou loyers par exemple) qui vont s’accumuler et augmenter le montant initialement reçu.  L. Kotlikoff et L. Summers, eux, prennent en compte le rendement du capital hérité mais ne considèrent pas qu’une part de l’héritage peut être consommée. Lorsque c’est le cas, il est abusif d’attribuer des rendements à cette part consommée et donc disparue.

Les estimations produites ici nécessitent des hypothèses et sont, par nature, fragiles. Elles reposent principalement sur une formule développée par Piketty, Postel-Vinay et Rosenthal (2014) qui est préférable à celles employées par Modigliani et Kotlikoff-Summers car elle sépare la population entre d’un côté ceux qui épargnent et de l’autre ceux qui consomment leur héritage, ce qui est plus satisfaisant. De plus, cette formule présente l’intérêt de ne pas dépendre d’hypothèses ad hoc sur la réévaluation des actifs hérités qui auraient un impact déterminant sur l’évolution au cours du temps de la part de l’héritage.

 

Après la 1ère guerre mondiale, la part de la richesse héritée aux États-Unis est devenue plus élevée qu’en Europe 

Au début du 20è siècle, la part de la richesse héritée dans les pays européens (France, Allemagne et Royaume-Uni) est de plus de 70 % du patrimoine net total (Graphique 1). Elle est moins élevée aux États-Unis (où elle n’atteint pas 60%). Il faut probablement voir un effet « Nouveau Monde » qui pourrait être dû au fait que les migrants arrivaient en général avec un héritage limité et devaient se constituer une épargne personnelle. Toutefois, tandis que la part de l’héritage s’effondre en Europe au début de la première guerre mondiale, elle augmente aux États-Unis. Les chocs dus à la dépression des années 30 et à la seconde guerre mondiale y conduisent certes à une baisse mais moins marquée que dans les pays européens.

En Europe, la part de l’héritage atteint son minimum dans les années 1970-80, légèrement sous les 40 %. Elle reste autour de 50 % aux États-Unis. Sur toute la période d’après-guerre, la part de richesse héritée aux États-Unis se maintient ainsi au-dessus de celle des pays européens. D’autres estimations concluent d’ailleurs à une plus forte hausse aux États-Unis sur la période récente.

 

La France et l’Allemagne présentent un profil en forme de « courbe en U »

Graphique 2. Part de la richesse héritée en Europe, 1900-2010

Au cours du 20è siècle, la part de l’héritage présente de fortes similitudes en France et en Allemagne. Elle apparaît plus élevée en France. L’Allemagne atteint un niveau particulièrement bas dans les années 1970-80 (Graphique 2). Cela reflète deux phénomènes : d’un côté des flux d’héritages et donations très faibles dans l’immédiat après-guerre et de l’autre des taux d’épargne élevés qui favorisent l’accumulation patrimoniale. Ces deux dynamiques (transmissions des patrimoines d’un côté et comportement d’épargne de l’autre) pèsent fortement sur le poids exercé par l’héritage au sein de la richesse nationale. La hausse qui s’en suit est plus élevée en Allemagne qu’en France à tel point que les niveaux atteints dans les années 2010 s’avèrent comparables dans les deux pays.

Tous les pays d’Europe n’ont toutefois pas suivi la même évolution. Au Royaume-Uni, la part de richesse héritée ne descend jamais aux niveaux connus par la France et l’Allemagne (où elle  apparaît systématiquement moins élevée). Ici encore, les comportements d’épargne ont leur importance : pour la période récente, le fort poids de l’héritage au Royaume-Uni s’explique certainement par le faible taux d’épargne.

Des travaux récents (Ohlsson, Roine et Waldenström, 2018) suggèrent que la Suède pourrait présenter un profil similaire à celui de la France. La différence centrale est que la hausse récente apparue en France est clairement moins prononcée en Suède, probablement en raison d’une hausse du taux d’épargne suédois.

 

De l’importance de la perspective historique

La perspective historique présentée ici souligne à quel point il est insuffisant de se concentrer sur une seule année pour analyser le poids de l’héritage tant les variations sont considérables au cours du temps. Une explication possible à ces fortes évolutions pourrait être que les économies sont rarement à leur « état d’équilibre » et que la part d’héritage n’atteint jamais sa valeur de long terme. Une autre explication serait qu’il existe différents équilibres possibles. En effet, cette part dépend de nombreux paramètres économiques et démographiques (taux de mortalité, motifs d’épargne et de transmission, …) qui peuvent varier. La croissance économique joue également un rôle important : plus celle-ci est faible et plus la part de richesse héritée augmente. Cet effet peut d’ailleurs être renforcé par le fait que l’importance relative du patrimoine des décédés par rapport à celui des vivants dépend de la croissance économique et de paramètres démographiques tels l’espérance de vie.

Cette perspective historique met en évidence une remontée de la part de l’héritage au cours des dernières décennies. Toutefois, les méthodes et données employées ici, si elles sont plus satisfaisantes que les précédentes, ne sont pas parfaites et les limitations sont nombreuses. Cela implique une certaine incertitude tant sur les niveaux que sur les tendances observées. Une amélioration de la qualité et de l’accès aux données est indispensable pour approfondir le lien entre héritage et inégalités.

 

Cet article a été initialement publié sur le site blocnotesdeleco.banque-france.fr le 21 décembre 2018. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation. Cet article a également été publié sur Vox-Fi le 8 janvier 2019.