Celui qui comme moi a un jour accompagné ses enfants à Disneyland Paris sait qu’il en prend pour au moins 3/4h de file d’attente pour chaque attraction majeure du parc. Il a donc tout le loisir, moisissant dans la queue, de se poser une question intrigante : pourquoi les responsables du parc ne règlent-ils pas la question des queues de la façon la plus simple en économie de marché, à savoir en faisant monter les prix jusqu’à équilibrer offre et demande, et donc supprimer les queues ? Pourquoi, comme aux meilleures heures de l’économie soviétique, l’équilibre se fait-il par rationnement ?

D’autant que Disney n’est pas une entreprise de charité, et cherche à faire le profit maximum : toute hausse de prix, même si elle fait bien-sûr baisser la demande (et donc réduit les queues), augmenterait la recette totale et le profit[1].

Les responsables marketing de Disneyland n’étant pas là pour nous aider, je soumets au lecteur de Vox-Fi les quelques explications que j’ai pu trouver, coincé péniblement avec ma fille dans la file d’attente des Pirates des Caraïbes. Sans être certain d’avoir élucidé ce mystère.

1/ Les couts de transaction ? Le parc connait une affluence très variable. Il y a moins de monde lors des journées pluvieuses de novembre qu’en plein mois de juillet, ou même au cours de la journée ou de la semaine. Comme il est difficile de changer trop fréquemment les tarifs, on renonce à une « tarification marginale » sur le mode d’EDF avec son tarif de nuit pour l’électricité. Notons que Disneyland use déjà de ce moyen, en faisant des promotions en saison creuse.

2/ Une optimisation globale de la recette du parc ? Le mode de tarification est un billet d’entrée pour le parc donnant le droit à toutes les attractions (50€ pour le billet que j’ai acheté). Mais il n’y a pas que des attractions : le parc est constellé de restaurants et de boutiques de confiserie et de gadgets… aux prix sont effroyablement élevés. Il serait donc utile de « perdre du temps » sur le parc, pour avoir le temps de consommer. Quant à celui qui passe la nuit à l’hôtel – très cher – du parc, il bénéficie d’un temps d’avance : pour lui, le parc ouvre une heure avant.

3/ À défaut, le parc montrerait-il qu’il a peu à offrir ? Une variante de cette explication est qu’un prix d’équilibre, qui favoriserait une clientèle mieux argentée mais beaucoup moins nombreuse, permettrait au public libéré des queues d’enfiler toutes les attractions intéressantes beaucoup plus rapidement. J’ai attendu 55 minutes pour mes Pirates des Caraïbes, une attraction qui ne dure au total pas plus de 2 minutes. Idem pour Space Mountain ou le Train de la mine. Autrement dit, sans file d’attente, on écluserait le parc en moins de deux heures, et adieu. (Pour ceux qui ne connaissent pas, toutes ces attractions ne sont que des variantes des classiques montagnes russes de toujours, à savoir vous donner un coup de frisson dans l’échine.)

4/ Serait-ce l’attente, plus que sa résolution, qui serait le plaisir ? Les 2 minutes à consommer Space Mountain ouvrent deux autres explications. D’abord, le frisson est un plaisir qui s’émousse. Il n’en faut pas trop à la suite et le temps d’attente permet une pause. Ensuite, il y a une vérité psychologique que les gens du marketing aurait redécouverte : le plus important dans un plaisir n’est pas le moment du plaisir mais son attente collective. La queue pour Pirates, c’est déjà du Pirates… Pour prendre une comparaison osée, la dame qui invite un nouveau partenaire à dîner a l’espoir d’une fin de soirée plus intime : elle fait en quelque sorte plusieurs heures de « queue » pour une consommation guère plus longue que chez Disneyland. Avec peut-être le même goût de revenez-y (qui réduira le temps d’attente mais aussi le frisson…).

5/ Garder un public large ? À tolérer ou encourager les queues, Disneyland optimiserait bien son profit, mais à long terme. Et pour cela, il doit garder l’image d’un parc populaire, accessible à toutes les bourses. C’est un peu comme le chanteur Bruce Springsteen dont on dit qu’il subventionne de sa poche le prix d’entrée à ses concerts. Il ne s’agit pas que d’altruisme ; il s’agit de garder contact avec son public essentiellement populaire aux États-Unis. Sur la durée, c’est ce qui paie. D’autant qu’il est possible que beaucoup des gens qui ont de l’argent et qui seraient prêts à payer plus cher l’entrée dans le parc soient du type bobo moderne, un peu condescendants pour ce genre de divertissement populaire, très américain et horriblement commercial. En termes marketing, l’élasticité-prix du parc serait alors très élevée et empêcherait de trop faire monter le prix.

6/ Il serait difficile d’adopter un tarif discriminant ? Les manuels de marketing le disent bien : s’il y a deux types de demande, l’une prête à payer de son temps l’accès aux attractions, l’autre préférant la rapidité, eh bien, faisons des tarifs différenciés. De fait, Disneyland fait payer des billets coupe-files, dit « VIP », qui permettent à ceux qui les achètent de ne pas aller dans la queue du vulgum pecus.

Mais une différentiation tarifaire risque de soulever une contestation éthique : ne crée-t-on pas ainsi la file des « riches » et la file des « pauvres », qui plus est les premiers sous les yeux des seconds, un peu comme les « seconde classe » du Titanic voyant les « première classe » monter dans les canoés de sauvetage ? La différentiation ne doit pas être vue comme une discrimination par l’argent, qui serait négative pour l’image du parc. Michael Sandel, le philosophe star qui enseigne à Harvard, s’est élevé dans son dernier livre contre la marchandisation du temps qu’implique une telle politique tarifaire, précisément en prenant l’exemple de Disneyland. Voir « Ce que l’argent ne saurait acheter : Les limites morales du marché », Seuil, 2014, et la revue que j’en ai faite dans la revue Esprit.

Il n’est pas exclu que les marketeurs de Disney aient perçu le problème : ils ont mis sur pied un troisième mode d’accès aux attractions, un « passe » rapide où en début de journée, le client retient l’heure à laquelle il consommera l’attraction. Cela fait donc une troisième file pour les attractions : celle des pauvres, celle des riches et celle des pauvres mais prévoyants. L’énigme des queues persiste néanmoins : à tout moment de la journée, le parc se réserve le droit d’arrêter la distribution de ces « passes » pour maintenir des gens dans les queues.

Peut-être une autre visite aux Pirates des Caraïbes me donnera-t-elle la solution ?

[1] Le processus de montée du prix se poursuit tant que la recette marginale – déclinante – reste supérieure au cout marginal – croissant – nous disent les manuels, s’agissant d’un équilibre de monopole.