La dégradation de la note de l’État américain par S&P a relancé un débat parmi les auditeurs (voir ici ou ici) et les évaluateurs américains (cf. ici ou ici) sur le fait de savoir si les obligations à long terme des États-Unis pouvaient encore être utilisées dans le calcul du coût du capital. La même question peut être posée en Europe pour les pays qui ont fait récemment l’objet d’une dégradation, en particulier la Grèce dont le taux d’intérêt sur les obligations à long terme a dépassé 15 %.

La plupart des modèles financiers (comme le modèle d’équilibre des actifs financiers –MEDAF – ou les modèles d’évaluation d’options) prennent en compte l’existence d’un actif sans risque, c’est-à-dire d’un actif dont la rentabilité effective est toujours égale à la rentabilité espérée et donc non corrélée au marché. Dans la pratique, on utilise le taux des obligations d’État comme une approximation de cette rentabilité. Mais que faire lorsqu’on suspecte l’État de ne pas pouvoir honorer toutes ses obligations futures ? C’est la question qui se pose pour toutes les évaluations qui portent sur des activités situées dans des pays mal notés (Remarque : le lecteur intéressé par ce sujet technique peut télécharger une version longue de ce post dans laquelle il trouvera toutes les références bibliographiques utiles).

Tout d’abord, la question ne se pose que si les flux de liquidités à actualiser sont exprimés en monnaie locale. Si l’investisseur est situé dans un pays dont la monnaie est forte et que ses projections sont exprimées dans la devise du pays d’origine, c’est le taux sans risque de ce dernier qui est applicable. Cela suppose bien sûr que les flux de liquidité aient été traduits en utilisant un taux de change futur cohérent avec le différentiel anticipé d’inflation (application de la théorie de la parité du pouvoir d’achat). Pour une entreprise de la zone euro qui a investi en Grèce ou au Portugal, la question ne devrait donc pas se poser. Les projections qu’elle utilise sont en euros : elle doit utiliser les obligations d’État qui sont les plus représentatives de l’actif sans risque de la zone (le Bund allemand par exemple).

Le problème est différent si les projections sont exprimées en monnaie locale. Le taux d’actualisation applicable est alors celui du pays où se trouve l’activité. En l’absence d’un taux d’obligation d’État à long terme directement utilisable, on peut choisir parmi les solutions habituellement utilisées pour les pays émergents (voir Damodaran : A shaky base : a « risky » risk free rate).

Mais ces techniques sont loin d’être idéales ! Au calcul du taux sans risque s’ajoutent d’autres considérations techniques aussi complexes et incertaines : la prime de risque et le Bêta applicables, la mesure du risque pays. Pour être appliqués en toute rigueur, les choix méthodologiques doivent prendre en compte le degré d’efficience et d’intégration internationale du marché financier local et, malheureusement, on se trouve rarement dans une situation claire.

Au-delà de ces considérations techniques, est-il si critique de trouver le « juste » taux sans risque ? Je ne le pense pas pour deux raisons.

Premièrement, il ne faut pas oublier que les modèles que nous utilisons ne sont que des conventions financières. Elles sont indispensables pour créer un consensus de modélisation, élément critique de l’efficience des marchés. Mais elles restent une représentation théorique d’une complexité que nous avons du mal à appréhender (et on a le sentiment que cette situation a empiré au cours des dernières années !).

Il est incontestable que les investisseurs exigent une certaine rentabilité sur les investissements qu’ils font, mais chacun a sa propre exigence, développe ses propres anticipations rationnelles et irrationnelles et utilise ses propres critères d’évaluation. Du point de vue du dirigeant d’entreprise, ce qui est important c’est de déterminer l’exigence moyenne qui pèse sur les actifs dont il a la responsabilité.

Le MEDAF nous offre une grille de lecture commode, simple et reconnue à partir d’un taux sans risque et d’une prime de marché. Mais ce n’est pas le seul modèle disponible. Certains n’utilisent pas le taux sans risque (comme par exemple le modèle Trival d’associés en finance).

Il est aussi important de raisonner sur le coût des fonds propres de manière globale que d’essayer de le reconstruire à partir d’éléments issus d’un consensus de modélisation parmi d’autres. D’autant que le taux sans risque n’est pas la seule notion théorique du MEDAF : le bêta en est une autre ! Et le risque de faillite introduit une complexité supplémentaire dans le calcul du coût moyen pondéré du capital.

Les entreprises cotées qui effectuent des travaux d’évaluation dans le cadre de leurs tests de dépréciation ne doivent donc pas se contenter de calculer mécaniquement un taux d’actualisation à partir du MEDAF. Elles doivent aussi estimer le coût du capital qui résulte d’un plan d’affaires raisonnablement anticipé par les investisseurs et du cours de bourse de la société (en effectuant tout simplement un calcul de taux de rendement interne). Cette analyse (pratique) permet de conforter/challenger les travaux de construction (théorique) du taux d’actualisation.

La seconde raison (probablement la plus importante) pour laquelle il ne faut pas s’inquiéter de ne pouvoir calculer précisément le taux sans risque est la faiblesse relative de son impact sur le résultat d’une évaluation. Cette remarque vaut également pour tous les calculs détaillés auxquels procèdent avec délectation les évaluateurs pour déterminer les autres paramètres du coût du capital : la prime de risque, le Bêta des fonds propres, de la dette (éventuellement), le levier cible, la taille, etc.

Tous ces paramètres font souvent l’objet d’un travail d’analyse considérable, mais le nombre d’onglets du tableur ne saurait masquer le caractère éminemment subjectif et incertain des résultats de ces calculs !

Certes des analyses de sensibilité sont généralement réalisées pour montrer l’impact de ces choix sur la valeur de l’entreprise. Et de fait, le taux d’actualisation a toujours un impact important qu’il partage avec une autre estimation encore plus subjective, le taux de croissance à long terme des flux de liquidités. Mais ces analyses ne sont pas les plus pertinentes. Plus intéressantes sont celles qui portent sur les éléments clés de la performance : le niveau des prix, le volume, la marge opérationnelle, le taux de conversion du résultat économique en flux de liquidités disponibles, etc. Lorsqu’elles sont menées sérieusement, on s’aperçoit que la sensibilité de la valeur aux variations du taux d’actualisation est toujours très inférieure à celle des éléments opérationnels.

La disparition d’une référence claire de taux sans risque ne crée donc pas une difficulté insurmontable dans le calcul du coût du capital. En revanche, elle invite les entreprises à s’interroger sur les raisons et les conséquences de la probabilité accrue de défaut des États sur les fondamentaux opérationnels des entreprises : des politiques économiques incertaines et inefficaces, une ponction fiscale croissante dont l’utilisation ne sera pas forcément productive, des restrictions dans le financement des entreprises, etc. La valeur dépend davantage du numérateur que du dénominateur.