Quelle est la rentabilité du capital immatériel ?
Définir ce qu’est le capital immatériel ou incorporel est notablement redoutable. On pourrait dire de façon apophatique qu’il s’agit de tout ce qu’on ne peut pas toucher de la main dans le bilan d’une entreprise (d’où le commode intangibles de l’anglais) et qui pourtant contribue à l’activité productrice ou à la génération de trésorerie de l’entreprise.
Mais cette approche soustractive donne des montants bien trop importants. On peut en juger si l’on accepte comme mesure (imparfaite) de cet immatériel l’écart entre la valeur de marché d’une entreprise (fonds propres et dettes) et la valeur comptable des actifs matériels qu’elle a au bilan.
Par exemple, Apple valait 2.051 Md$ au 31 mars 2021 quand ses actifs matériels atteignaient seulement 344 Md$ ; pour Microsoft, on a respectivement 1.778 Md$ et 245 Md$ ; pour Saudi Aramco, 1.920 Md$ et 322 Md$. Cet écart peut tout autant être dû à des avantages immatériels propres à l’entreprise (savoir-faire, réputation, brevets, etc.) qu’à des avantages externes, par exemple des prix non concurrentiels, comme c’est le cas pour Aramco dont les prix de vente sont fixés par un cartel. Il faut donc ajouter à la définition : tout ce qui est non matériel dans le bilan d’une entreprise soumise à une pleine et entière concurrence.
On sait que la comptabilité d’entreprise fait une mesure très imparfaite de ces éléments immatériels. La norme IAS 38 indique qu’on ne peut pas prendre en compte, sauf rares exceptions, le capital immatériel produit de façon interne par l’entreprise, par exemple la valeur de la marque L’Oréal construite par l’entreprise depuis son origine. On ne le prend en compte que s’il provient de source externe, par exemple lors de l’acquisition d’une entreprise, d’un portefeuille de clients ou d’un brevet.
Peut-on alors tenter une définition positive, faisant la liste de ce qu’on peut raisonnablement inclure dans le capital immatériel ? Dans un article publié par le Journal of Economic Perspectives (librement accessible sur Internet, ceci est à signaler), des chercheurs s’y emploient. Voir Intangible Capital and Modern Economies.
Ils listent une série de composants, dont certains sont plus ou moins correctement mesurés par les comptes nationaux, en sus de la comptabilité d’entreprise : y figurent les logiciels et les bases de données, la R&D, les actifs miniers non exploités, les droits de propriété intellectuelle. Mais l’immatériel va bien au-delà : les maquettes industrielles, les études de marché et le marketing, l’organisation des réseaux de commercialisation et d’approvisionnement, les fidélités clients et fournisseurs, les formations spécifiques données aux employés, etc.
Le dilemme de l’appropriation
Ces éléments immatériels ne prennent de la valeur pour l’entreprise que s’ils sont appropriables à l’exclusion des tiers, c’est-à-dire « excluables » selon le jargon (un concurrent ne peut pas se les approprier sans en payer le prix). Or, il s’agit souvent de biens « non rivaux », au sens où un tiers peut parfaitement en faire usage sans que le détenteur initial soit privé de cet usage. Par exemple, connaître parfaitement les interlocuteurs dans une chaîne d’approvisionnement internationale est un réel capital pour une entreprise, dont une entreprise concurrente aimerait bien disposer. Mais cette connaissance par un tiers ne déprécie pas en soi ce capital immatériel : les contacts restent les contacts. En revanche, elle pourrait accroître le pouvoir de marché du concurrent et donc affecter la valeur de la première entreprise, si jamais le responsable des achats était débauché par la seconde.
Prenons un exemple simple où le monde depuis l’origine ne serait régi que par trois innovations et trois seulement : le théorème de Pythagore, le théorème de Thales (c’est-à-dire la règle de trois) et la recette du Coca-Cola, dont on dit qu’elle est ultra-secrète. Voici des biens clairement non rivaux. Mon usage de la règle de trois n’empêche pas mon voisin de l’utiliser. Si je sais ouvrir le coffre-fort où Coca-Cola garde sa mythique recette, je saurais produire tout seul mon authentique Coca-Cola.
En revanche, le régime de propriété peut différer, comme l’exemple le montre bien. Si certaines entreprises pouvaient garder secret le théorème de Pythagore, les autres s’en verraient privées et devraient travailler avec des technologies moins performantes.
On verrait alors se créer une différence entre valeur privée des entreprises et leur valeur sociale. Si en effet l’innovation est diffusée largement, sans droits de propriété, c’est l’ensemble de l’économie qui en bénéficie. Si elle reste la propriété de quelques entreprises, celles-ci acquièrent une valeur exceptionnelle, mais au prix d’une perte de valeur sociale. La rentabilité de certaines s’opèrent au détriment de la collectivité. Évidemment, dans une économie parfaitement concurrentielle et sans coûts de transaction, l’optimum privé et l’optimum social se confondent, puisque les entreprises détentrices du secret de Pythagore auraient intérêt à en vendre le brevet aux entreprises qui en auraient besoin. Il y aurait le même équilibre au niveau de la production collective, mais bien sûr une distribution différente de la richesse privée, une propriété qui a bien été mise en évidence par l’économiste Ronald Coase. (On peut bien sûr soutenir qu’en l’absence de régime d’exclusivité, tel qu’un système de brevets, l’effort de production de l’innovation serait moindre.)
Tout cela pour dire que la mesure de la rentabilité d’une entreprise doit prendre en compte tous les éléments de capital qu’elle met en œuvre et pour lesquels elle doit investir. À défaut de cela, on surestime sa rentabilité. Le graphique qui suit, tiré du même article, le montre bien. Il met en pointillés le coût du capital des entreprises cotées et non cotées aux États-Unis entre 1995 et 2021, selon la formule habituelle qui figure dans les manuels de finance. Il reporte aussi le rendement du capital selon qu’on rapporte le profit au seul capital corporel (ligne bleu clair) ou bien au total corporel + incorporel (bleu foncé).
On note sans surprise que, mesuré avec la définition inclusive du capital, on voit moins apparaître de phénomène de rente ou de surprofit qu’avec la définition étroite. Une grande part de ce qu’on appelle surprofit ou création de valeur ou EVA tient à des éléments immatériels que l’entreprise a réussi à capter à son usage. Le reste pourrait être attribué à des facteurs anti-concurrentiels.
La prudence s’impose toutefois. La notion de concurrence est tout aussi complexe à saisir que celle d’immatériel (la concurrence est un capital social immatériel, pourrait-on dire). Le fait qu’Apple contrôle parfaitement l’usage de son App Store au sein d’une clientèle en grande partie captive correspond-il à une concurrence pleine et entière ? Où faut-il mettre la limite entre un véritable apport de service et une tarification jugée par certains usuraire ?
Un gros effort est donc à faire pour mesurer de meilleure façon les postes immatériels du bilan. Comme il y a peu, par nature, de transactions de marché sur ces postes, il faut s’en remettre à d’autres approches, tentant de mesurer tout à la fois le taux d’investissement nécessaire au maintien de l’élément immatériel (la publicité pour le maintien de la notoriété d’une marque) et le taux d’amortissement (la dépréciation que subira cette marque à défaut de publicité ou d’usage). Le jargon de la phrase qui précède ne doit pas cacher la redoutable complexité d’un tel exercice.