Nous reprenons ici en traduction l’appel signé initialement par 45 économistes américains (dont 27 prix Nobel), et désormais plus de 3.000. Elle est parue le 17 janvier 2019 dans le Wall Street Journal, et dès sa publication a reçu une audience exceptionnelle de par le monde. Il s’agit en particulier de créer des « dividendes carbone » qui combineraient une taxe carbone relativement élevée et croissante, mais qui, n’ayant pour but que de modifier les comportements, serait redistribuée égalitairement à chacun des citoyens du pays plutôt que de remplir les caisses de l’État. Pour éviter que cette taxe nuise à la compétitivité du pays, un mécanisme d’ajustement à la frontière, un peu sur le modèle de la TVA, serait mis en place, de sorte que les importations supporteraient le même niveau de taxe que la production intérieure.

Nous la faisons suivre de quelques commentaires issus de discussion interne au comité de rédaction de Vox-Fi.

 

DÉCLARATION DES ÉCONOMISTES SUR LES DIVIDENDES CARBONE

Le changement climatique mondial est un grave problème qui appelle une action nationale immédiate. Guidés par des principes économiques sains, nous sommes unis dans les recommandations politiques suivantes.

  1. Une taxe sur le carbone constitue le levier le plus rentable pour réduire les émissions de carbone à l’échelle et à la vitesse nécessaires. En corrigeant une défaillance bien connue du marché, une taxe sur le carbone enverra un puissant signal de prix qui exploite la main invisible du marché pour orienter les acteurs économiques vers un avenir faible en carbone.
  2. Une taxe sur le carbone devrait augmenter chaque année jusqu’à ce que les objectifs de réduction des émissions soient atteints et être neutre sur le plan des recettes pour éviter les débats sur la dimension de l’État. Une augmentation constante du prix du carbone encouragera l’innovation technologique et le développement d’infrastructures à grande échelle. Elle accélérera également la diffusion de biens et de services à faible intensité carbonique.
  3. Une taxe sur le carbone suffisamment robuste et progressivement croissante remplacera les diverses réglementations sur le carbone qui sont moins efficaces. La substitution d’un signal de prix aux règlements encombrants favorisera la croissance économique et fournira aux entreprises la certitude réglementaire dont elles ont besoin pour investir à long terme dans des solutions de rechange en matière d’énergie propre.
  4. Pour prévenir les fuites de carbone et protéger la compétitivité des États-Unis, un système d’ajustement frontalier du carbone devrait être établi. Ce système améliorerait la compétitivité des entreprises américaines qui sont plus écoénergétiques que leurs concurrents mondiaux. Cela inciterait également d’autres pays à adopter une tarification du carbone similaire.
  5. Pour maximiser l’équité et la viabilité politique d’une taxe croissante sur le carbone, toutes les recettes devraient être remises directement aux citoyens américains sous forme de remises forfaitaires égales. La majorité des familles américaines, y compris les plus vulnérables, bénéficieront financièrement en recevant plus en « dividendes carbone » qu’elles ne paient en augmentation des prix de l’énergie.

 

Il est tout d’abord assez remarquable que des économistes aussi divers sur les plans politique et académique arrivent à se mettre d’accord sur un texte simple et percutant. Le texte a immanquablement une tonalité libérale, puisqu’il met principalement l’accent sur les mécanismes de marché pour modifier les comportements, ceci par rapport à des réglementations normatives pour réduire le contenu en carbone de la production. Il est parfaitement logique qu’une production coûteuse en carbone comprenne dans son prix le coût de la pollution, et qu’au contraire une production carbone-économe soit plus rentable. C’est la meilleure façon de réorienter les efforts et les comportements, indique la lettre, et de faire naître ou rentabiliser les investissements alternatifs. On trouvera ainsi dans le blog de John Cochrane une défense ardente de la taxe par rapport à la régulation.

Ceci doit-il pour autant la mise au rebut des mesures normatives et réglementaires. Après tout, si les voitures consomment moins d’essence, c’est tout autant en raison des taxes sur l’essence que des régulations qui ont imposé progressivement aux constructeurs d’avoir des moteurs plus efficaces. L’interdiction des feux de cheminée dans les grandes villes a eu un impact significatif sur la pollution de l’air. L’interdiction des sacs plastiques est une mesure d’une efficacité remarquable, qui n’a pas entrainé la population sur les ronds-points vêtue de gilets jaunes. Mais voici d’ailleurs une mesure mixte, puisqu’elle est passée également par une facturation modeste des sacs d’emballage, à titre incitatif, extrêmement efficace. On trouvera dans une tribune de 2017 de Adair Turner une remarquable plaidoirie en faveur de la régulation, avec une dose de scepticisme sur des mesures trop essentiellement basées sur des mécanismes de prix.

Il faut noter aussi que les économistes de la Lettre appellent à une taxe carbone et non à un mécanisme de permis d’émission vendus aux enchères et échangeables. Vox-Fi a consacré un billet à la question de l’instrument optimal, sous la plume de Katheline Schubert, de Paris School of Economics, pour conclure que si les droits échangeables sont dans l’idéal la solution la meilleure (une solution soutenue par exemple par Jean Tirole), la taxe reste le moyen le plus commode et administrativement le moins lourd.

Beaucoup se sont opposés à l’idée de la redistribution de la taxe carbone égalitairement à la population. En France notamment, on voit davantage des propositions de fléchage de la taxe carbone vers des investissements pour la transition carbone. Notre comité de rédaction est partagé, mais tend à préférer la redistribution égalitaire, politiquement plus acceptable dans le présent climat que vit le pays. Il faut refuser le débat « fin du monde / fin de mois ».

À noter, ce qu’on fait peu de commentateurs, qu’une redistribution de la taxe carbone aurait le caractère d’un revenu universel de base, ce qui ouvre le débat sur les avantages et inconvénients d’une telle solution. Aux États-Unis, certaines premières simulations, sur base d’un prix de 40 $ par tonne de CO2 impliquerait une redistribution de 2.000 $ par citoyen adulte.  Ce serait en quelque sorte un revenu universel pour le climat, une idée peut-être plus vendeuse que le revenu universel fait pour effacer le reste des aides sociales.

Une remarque est à faire sur le mouvement gilets jaunes. Ce qui a déclenché les choses, c’est incontestablement un excès de mesures pénalisantes sur l’emploi de la voiture. Mais il faut remettre les choses à leur juste place : quand les États-Unis parlent de mettre en place une taxe carbone, c’est à partir d’une situation où l’essence n’est quasiment pas taxée, alors que chez nous la TICPE fait plus que doubler le prix de l’essence à la pompe. Ceci pour dire que la mise en place d’une véritable taxe carbone obligerait à reconsidérer le bien-fondé de la TICPE. On se demande si, pour certains niveaux de la taxe carbone et en supprimant la TICPE, il n’en résulterait pas une baisse et non une hausse du prix de l’essence : il ne faut pas en effet ajouter de la taxe à la taxe.

Certains commentateurs ont mis en opposition le dividende carbone et le projet de « Green New Deal » promus par les membres démocrates du Congrès américain. Il enjoint le gouvernement de reconnaître « le devoir de créer un New Deal vert ». Ce New Deal vert serait une « nouvelle mobilisation nationale, sociale, industrielle et économique d’une ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale et l’ère du New Deal » dans le but de « parvenir à des émissions nettes nulles de gaz à effet de serre », de « créer des millions de bons emplois à haut salaire » et d’investir dans une industrie et des infrastructures durables. La proposition combine des propositions d’investissement en matière d’infrastructure et de fabrication de véhicules à émission zéro ; mais il affiche des objectifs sociaux plus larges en matière d’emploi et de salaire minimum. De quelle façon, un projet téléscope-t-il l’autre ? En dehors des mécanismes de marché, de la régulation, il y a en effet une troisième voie consistant en des investissements massifs (ou des subventions massives à l’investissement) dans les technologies alternatives. C’est un sujet que n’aborde pas nos 43 économistes.

Martin Wolf, éditorialiste du Financial Times, prend une position médiane : il pense que les différentes voies de lutte contre le changement climatique doivent être combinées. Il reconnait que le mécanisme des prix est puissant, mais doute qu’il le soit assez pour relever le défi que la planète affronte.

On signale enfin une bonne synthèse de ce débat dans un billet de Bruegel sous la plume de Michael Baltensperger, qui a inspiré partiellement le présent billet.