Les histoires de pirate intéressent-elles le lecteur de Vox-Fi ? Bien sûr, comme tout le monde. Mais je veux dire, pour comprendre la gouvernance d’entreprise ? Peut-être bien aussi. Les historiens se sont penchés de longue date sur les bandes de pirates des Caraïbes qui connurent leur âge d’or entre 1680 et 1730, avant que la marine de Sa Majesté britannique mette les moyens qu’il fallait pour les éliminer.

Plus récemment un économiste, Peter Leeson, en a tiré une leçon intéressante.

Tous des affreux ces pirates, aucun doute là-dessus, guère meilleurs que ceux qui opèrent aujourd’hui au large de la Somalie ou dans le détroit de Malacca. Mais il s’agissait d’organisations criminelles hautement organisées, opérant industriellement. Certains d’entre eux (notre Surcouf national) étaient des corsaires, c’est-à-dire des pirates stipendiés par les Etats pour déstabiliser la marine marchande des États ennemis et honorés comme tel.

Signe de la domination maritime des Iles britanniques à compter du 17ème siècle, la plupart des flibustiers étaient d’origine anglaise ou écossaise et provenaient, on va voir pourquoi, de la marine marchande. Leurs bateaux étaient importants, de plus de 100 marins ; ils pouvaient attaquer à plusieurs navires, puisqu’on a compté certaines expéditions comptant plus de 2.000 assaillants.

Le trait caractéristique de ces organisations, c’était une gouvernance extrêmement démocratique (bien avant l’instauration de la démocratie politique à la fin du 18ème siècle) : le capitaine était en général élu par la communauté des pirates et pouvait être déposé s’il ne donnait pas satisfaction. Il avait bien sûr un pouvoir absolu au moment des combats, mais pour le reste ses attributions étaient codifiées dans des chartes dont certaines nous sont parvenues et qui palliaient l’absence d’une justice d’État. Elles prévoyaient par exemple la distribution égalitaire des rations et des butins (avec des primes pour les officiers). Elles prévoyaient aussi les punitions, dont la mort sans appel pour certains délits, comme celui d’amener des femmes à bord lors des expéditions.

Pour éviter l’arbitraire de certaines décisions, un quartier-maître, une sorte de directeur financier avant la lettre, opérait indépendamment du capitaine et notamment surveillait la répartition des ressources.

Quel contraste avec l’organisation de la marine marchande de l’époque ! Ici, chaque navire était la propriété collective d’une dizaine d’armateurs (pour diversifier le risque), tous restant bien sûr à terre et ne pouvant surveiller la cargaison alors que le bateau partait couramment pour de longs mois. Le capitaine était un salarié qui avait un pouvoir absolu sur l’équipage de marins. Celui-ci était d’un nombre assez limité, pour que le contrôle des marins se fasse plus aisément (ce qui les rendait plus fragiles en cas d’attaque par les pirates). Les historiens de la marine rapportent tous que le pouvoir s’exerçait dictatorialement, sans aucun recours, ce qu’illustre la façon de diriger du capitaine William Blight du navire (militaire) Le Bounty. Les situations d’abus étaient très fréquentes, avec des punitions corporelles d’une rigueur inouïe. Un cas d’abus classique était d’embarquer les marins pour une toute autre route que celle présentée au moment de l’embauche. Le gros de la paie était souvent versé en fin de voyage. Contre cela, la justice royale était d’un faible secours et penchait presque toujours en faveur des capitaines. Se mutiner comportait des risques et était de toute façon difficile à organiser. On comprend la facilité des pirates à recruter parmi les marins, malgré la mort qui les attendait si on les attrapait.

Pour autant, nous avions là aussi, avec la marine marchande, une organisation et une gouvernance tout à fait efficaces et adaptées à la situation, à preuve la florescence des échanges maritimes à compter de cette époque. Mais alors, pourquoi cette différence ?

L’organisation de la propriété explique dans les deux cas le mode de gouvernance. Dans le cas des pirates, ce sont les pirates eux-mêmes qui possédaient le bateau : pas de surprise, ils l’avaient le plus souvent dérobé. Ils étaient en quelque sorte partenaires, associés solidairement aux profits et aux pertes. Leur navire ayant été piraté, le coût financier d’investissement était faible si ce n’est l’investissement humain pour s’en emparer. Rien de tel pour un navire marchand régulier : seuls des capitalistes fortunés pouvaient en être propriétaires et comme on l’a dit, restaient à terre. Le classique problème principal-agent entre l’actionnaire et le manager était redoublé. L’autocratie du capitaine devenait indispensable, parce que dans ce régime il fallait une surveillance des marins de tout instant : contre le coulage, contre la fraude sur les rations ou contre le vol des marchandises, puisque rien ne leur appartenait.

Ces malversations se rencontraient moins chez les pirates qui étaient eux-mêmes les propriétaires du bateau et de sa cargaison. C’est en quelque sorte le coût d’investissement initial qui empêchait la gestion démocratique dans le cas de la marine marchande : une coopérative de marins par exemple n’aurait pu fonctionner qu’avec l’apport de capitaux extérieurs très importants, exigeant donc le gros de la rémunération. Il était difficile alors de fournir les bonnes incitations aux marins (par exemple une rémunération à la performance – qui existait toutefois sur certains navires comme les baleiniers ou les thoniers) pour qu’ils se comportent dans l’intérêt du propriétaire, sachant que le très gros de la rémunération allait pour lui.

Portant un regard moderne, on comprend sur cette base que les « partnerships » ne concernent que les sociétés de prestations de service, comme les avocats ou les consultants, où la mise de fonds initiale est faible, qui sont en mesure de se passer des conflits d’intérêt entre bailleurs de fonds et managers. Et que les formules de participation forte des salariés aux résultats de l’activité sont prioritairement adaptées dans les activités où le salarié a une action tangible, positive ou négative, sur ce résultat. Enfin, que la gouvernance des entreprises est inséparable des questions de fonctionnement hiérarchique entre les managers et les salariés du rang.

 

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