Les dés semblent jetés : la loi va intervenir dans le domaine des rémunérations des dirigeants malgré les efforts des organisations patronales pour rassurer sur la capacité des entreprises à s’auto-discipliner. On s’oriente très probablement vers un système qui passerait d´un «say on pay» à un «decide on pay» dans lequel l’assemblée générale des actionnaires se verrait attribuer le pouvoir de refuser le «cadre général» de la rémunération des dirigeants présenté par le conseil d’administration.

Une autorégulation qu’on croyait exigeante avait pourtant été mise en place : la moitié des textes applicables (code de gouvernance de l’AFEP-MEDEF et guide d’application de la Haute Autorité) est consacrée à la rémunération des dirigeants ! Les principes de son attribution, les modalités de la consultation des actionnaires et de la prise de décision par le conseil ont été largement décrits dans ces documents auxquels la plupart des entreprises cotées se réfèrent. Rendue obligatoire par la loi en 2001, l’information donnée aux actionnaires dans ce domaine a été constamment améliorée grâce aux efforts conjugués des organisations patronales ou d’administrateurs (IFA) et du régulateur.

Mais l’épisode Renault a rappelé les limites du système. La décision du conseil de confirmer une rémunération rejetée par l’assemblée générale des actionnaires dans le cadre du « Say on Pay » est légale. Sa rapidité dans un contexte économique et social très tendu a pu choquer, mais le code de gouvernance n’oblige pas le conseil à changer de position en cas de vote négatif des actionnaires. Elle illustre cependant le défaut classique auquel conduit la recherche de la «conformité» dans le cadre de la philosophie «respecter ou expliquer » : le respect de la règle n’emporte aucune obligation d’expliquer.

Passer par une loi pour donner aux actionnaires le dernier mot ne résoudra pas le problème. La rémunération des dirigeants est en effet une question très complexe en raison de la technicité de la matière et de la nature confidentielle des nombreux paramètres qui permettent de l’apprécier. Seul le conseil d’administration qui a nommé le dirigeant, a validé la stratégie de l’entreprise et en contrôle l’exécution est à même de se prononcer de manière pertinente sur ce sujet. Encore faut-il convaincre les actionnaires que le travail a été fait correctement.

La question essentielle est moins celle du montant de la rémunération que celle de sa motivation et de la profondeur de l’analyse effectuée préalablement à sa détermination. Le manque de transparence ne peut que nourrir les soupçons de laxisme ou, pire, de ploutocratie. Aujourd’hui, la communication se concentre essentiellement sur « les éléments de rémunération due ou attribuée au titre de l’exercice clos ». En réalité, ce qui serait intéressant, c’est de comprendre le raisonnement qui a été, ou mieux, qui sera suivi par le conseil d’administration.

Un travail objectif devrait s’attacher à répondre à trois questions qui sont essentielles pour un investisseur :

# Quelle est la valeur que l’entreprise a créée au profit de ses actionnaires ?

# Quelle a été la contribution effective du dirigeant à cette création de valeur ?

# Quelle est la part de cette valeur qui doit lui être attribuée ?

Toute rémunération présentée sans une réponse, même fragmentaire, à ces questions a toutes les chances d’être contestée. Au minimum, le conseil doit montrer qu’il a mené une véritable réflexion sans complaisance et que le montant de la rémunération a été fixé en fonction de la contribution effective du dirigeant à l’amélioration du patrimoine des actionnaires.

La première question suppose que le conseil développe un vrai point de vue sur la valeur de l’entreprise à long terme. Trop souvent, la performance de l’entreprise est mesurée par un indicateur de résultat à court terme comme l’EPS, l’EBITDA ou la marge nette. Seule la variation de la valeur actionnariale est pertinente du point de vue des actionnaires. Et dans l’hypothèse où l’entreprise serait très endettée, le conseil doit prendre en considération la valeur de l’entreprise (donc en intégrant la valeur de la dette dans son appréciation) afin de tenir compte de l’investisseur obligataire.

L’évolution du cours de bourse ou la rentabilité actionnariale (TSR) absolue ou relative peuvent être directement retenues à condition que le cours reflète convenablement la valeur intrinsèque de l’entreprise (ce qui suppose qu’un dialogue continu et franc avec les investisseurs ait été organisé afin que leurs anticipations ne soient pas trop éloignées de celles du management). Si les performances boursières ne sont pas représentatives, le conseil doit procéder à sa propre estimation en s’appuyant sur des travaux d’évaluation indépendante. Cette analyse permettrait en tout état de cause de corroborer la pertinence du cours de bourse. Certes, une évaluation repose sur des éléments incertains. Mais sa mise en œuvre permet de développer une analyse rationnelle et un point de vue étayé, ce qui est préférable à la sélection d’un indicateur déconnecté de la valeur à long terme.

La deuxième question est plus délicate. Il est tout d’abord nécessaire d’identifier les raisons pour lesquelles la valeur a progressé. Tout ne dépend pas du management et il convient d’exclure les facteurs externes qu’il ne peut pas maîtriser. Ainsi, une direction ne peut pas se voir créditée d’une augmentation de la valeur lorsque celle-ci est due à une baisse des taux d’intérêt. Le conseil doit donc chercher à identifier les éléments clés qui ont joué un rôle essentiel dans les progrès ou les reculs de la valeur et porter un jugement sur l’implication de la direction générale dans leur gestion.

Plus l’entreprise est complexe, plus les initiatives et les efforts sont diffus et décentralisés. Ce type d’analyse doit permettre d’allouer de manière nuancée la responsabilité des améliorations ou des dégradations. Si la direction générale a bien entendu un rôle essentiel d’impulsion et d’animation, une partie substantielle des progrès dépend aussi des collaborateurs, voire même de parties prenantes externes (clients, fournisseurs, conseils, …). Toute la valeur créée ne peut pas être due à un dirigeant.

Enfin, la troisième question est encore plus difficile à résoudre que les deux premières, mais elle doit être posée. Il n’y a pas de recette ou technique miracle pour déterminer quelle part de la valeur créée doit être attribuée au dirigeant. C’est ici que doivent entrer en jeu les conseils prodigués par le code qui recommande la mesure, la cohérence avec les rémunérations des autres dirigeants et collaborateurs de l’entreprise et la comparabilité. A cet égard, le nouveau code de gouvernement d’entreprise (dont le projet est consultable sur le site http://consultation.codeafepmedef.fr/ devrait rappeler que « la rémunération d’un dirigeant mandataire social est fonction du travail effectué, des résultats obtenus et de la responsabilité assumée » et que la référence de marché qui est souvent utilisée ne saurait être la seule considération.

Même si les réponses aux trois questions clés évoquées plus haut comportent nécessairement une forte dose d’incertitude et de subjectivité, ce travail d’analyse doit être effectué par le comité des rémunérations et débattu par le conseil en « executive session », c’est-à-dire en dehors de la présence du dirigeant. Puis il doit faire l’objet d’une communication suffisamment claire et convaincante pour que les investisseurs soient rassurés sur le fait que le conseil a développé une véritable conviction sur les progrès de la valeur et que son analyse a été suffisamment fine pour identifier le véritable apport du dirigeant. La logique voudrait que ce travail soit présenté dans le rapport intégré de l’entreprise et qu’il fasse l’objet d’une communication orale du président du comité des rémunérations à l’occasion du vote des actionnaires en assemblée générale.

Reste une question importante : comment inciter les conseils à prendre leurs responsabilités ? Si la structuration ou le plafonnement d’une rémunération peut difficilement être réglée par voie législative, l’obligation pour un conseil d’adopter un comportement rigoureux s’y prête davantage.

Il existe bien sûr un certain nombre de recours juridiques possibles contre les rémunérations excessives surtout lorsqu’elles sont disproportionnées par rapport aux capacités de l’entreprise ou n’ont pas de contrepartie effective (voir Droit des Sociétés de Bruno Dondero, p210 et s). Elles pourraient être considérées par le juge comme constitutives d’un abus de bien social. Mais ces recours sont plus ouverts à la société qu’aux actionnaires. Leur existence théorique n’a aucun caractère incitatif à l’égard des conseils.

Une autre possibilité serait de mettre en place un système de «say on pay» inspiré de celui qui existe dans la gouvernance des sociétés australiennes (règle dite du « two-strikes rule »). Par exemple, si l’assemblée générale rejetait deux années de suite la résolution portant sur la rémunération du dirigeant, un groupe d’actionnaires représentant au moins 20% du capital aurait la possibilité d’obliger la totalité du conseil d’administration à démissionner et à se représenter devant l’assemblée. Une telle disposition aurait pour effet d’inciter les administrateurs à développer une conviction forte sur les propositions faites aux actionnaires et, en amont, à organiser un dialogue avec eux sur ce sujet.

Compte tenu de la sensibilité des investisseurs, de l’opinion publique et des autorités sur les rémunérations, il est désormais impossible de passer en force. Les dirigeants et les conseils doivent accepter d’ouvrir le débat pour démontrer que rémunération et valeur vont de pair et prouver qu’ils s’inscrivent dans une logique de talent et non de collusion. Cette nouvelle approche n’ira pas de soi car les conseils ne sont pas habitués à analyser rigoureusement la création de valeur ni à dialoguer avec les grands investisseurs. Mais elle sera vertueuse car elle les conduira à s’impliquer davantage dans la stratégie et la compétitivité à long terme de l’entreprise et à mieux respecter les attentes de leurs mandants.