Qu’est-ce qu’un réseau social ? La question peut être abordée de deux façons. Les personnes que connaît un individu, c’est-à-dire ses contacts, et les personnes que connaissent ses contacts (et ainsi de suite…) constituent son « réseau personnel ». C’est la conception « en étoile » du réseau, qui a, par exemple, suscité les travaux sur la sociabilité, l’entraide familiale, etc. On y analyse le volume des contacts, la nature de la relation (amicale, familiale, professionnelle…), la fréquence des rencontres, l’activité source de la rencontre, le type de service échangé, etc. Dès lors qu’on prend en compte le fait que les contacts d’une personne peuvent se connaître et que les personnes connues de ces contacts se connaissent entre elles, on entre dans la conception du « réseau social » à proprement parler. On n’est plus centré sur une personne et ses contacts, mais sur un groupe social et sur les liens que ses membres entretiennent entre eux, sur les règles de reconnaissance mutuelle, la façon dont les relations constituent une société « locale » ou une communauté, les valeurs partagées, le système de pouvoir et de contrôle. On s’intéresse alors à la forme des relations, à leur topographie, aux mécanismes de coopération comme de concurrence.

 

Les relations sociales, un capital pertinent ?

On retrouve les mêmes approches dans les organisations, que ce soit des entreprises, des associations, des syndicats professionnels, des collectifs de métier… : le réseau des personnes avec qui l’on travaille habituellement, ou le monde social des personnes qui constituent l’organisation et les liens qu’elles développent – ou non – entre elles. Dans la mesure où il s’agit de comprendre les ressorts de l’action collective, l’étude porte alors sur les coopérations, la circulation des informations et des connaissances, l’échange de services, les luttes de pouvoir et d’influence. On s’intéresse autant à la pertinence du réseau social d’une personne chargée d’une activité, par exemple le carnet d’adresse d’un manager de projet, qu’à la forme des relations, par exemple les groupes de coopération informelle entre chercheurs en R & D. Il s’agit pratiquement d’une théorie des ressources sociales, dans laquelle les relations sociales constituent un capital plus ou moins pertinent pour certaines actions. De nombreux travaux assimilent ce capital social à la confiance, au partage des valeurs et aux normes de réciprocité interindividuelles favorisant l’efficience des organisations. Par ailleurs, dans un monde économique de plus en plus exigeant en termes d’accès à des connaissances nouvelles, l’accès sélectif, rapide et en confiance, à des ressources, des services ou des informations, devient déterminant. La capacité de faire, le pouvoir d’agir des individus et des organisations devient tributaire de leurs réseaux de relations. Ces analyses se sont développées dans un large éventail de situations propres aux organisations : l’analyse du pouvoir, les phénomènes de leadership, les pratiques de gestion des ressources humaines et de recrutement, l’évolution des carrières individuelles, la performance individuelle, l’apparition et la diffusion des innovations, l’analyse des risques bancaires, l’efficience des équipes de R&D, la création et le développement des entreprises… Prenons l’exemple du recrutement : il peut parfois être plus pertinent – c’est-à-dire plus rapide, plus fiable et moins coûteux – de solliciter ses propres salariés pour trouver le candidat recherché, plutôt que de lancer une procédure de recrutement anonyme par la voie des annonces.

 

Diversifier ses contacts

Une illustration de la théorie des “trous structuraux”Ronald Burt, sociologue et professeur de stratégie à la Graduate School of Business de l’Université de Chicago1, a développé une approche très stimulante basée sur la forme des réseaux et l’idée de « trou » dans la structure sociale. Parmi les personnes que nous connaissons, certaines font partie de notre univers habituel et ont des relations entre elles, ce sont nos proches qui entretiennent des relations denses et continues. À l’inverse, d’autres sont des contacts plus épisodiques, situés dans des sphères sociales variées, que nous fréquentons peu souvent et qui ne sont pas connectées entre elles. Sa théorie du capital social composé de « trous structuraux » défend l’idée qu’avoir des contacts situés dans des milieux sociaux différents non connectés entre eux est un atout dans la réussite de nos actions. Ce qui importe n’est pas de connaître beaucoup de personnes, mais d’avoir des contacts dans des cercles sociaux qui ne sont pas connectés entre eux, et d’être ainsi le seul à assurer le lien entre ces cercles sociaux : les absences de relations (les trous structuraux) représentent alors des opportunités entrepreneuriales de se poser en intermédiaire contrôlant les flux d’information et la coordination des actions entre les acteurs se trouvant de part et d’autre du trou. Dans le schéma présenté ci-contre, par exemple, Jules et Jim ont chacun cinq contacts, mais Jules dispose de plus de ressources que Jim pour réussir ses actions : avec le même nombre de liens, il est connecté à cinq cercles sociaux non connectés entre eux, contre seulement deux pour Jim. Burt a appliqué ces principes à la carrière de directeurs de haut niveau dans une grande entreprise américaine. Ceux disposant de trous structuraux nombreux dans leur réseau, donc en situation de gérer au mieux les relations efficaces pour leur activité, bénéficient des promotions les plus rapides. Ces directeurs sont alors des « entrepreneurs » au sens littéral du terme : une personne qui ajoute de la valeur en étant entre les autres. Plus récemment, Burt a complété cette théorie en montrant qu’être intermédiaire entre deux cercles sociaux est certes stratégique, mais qu’il est tout aussi important de pouvoir s’appuyer sur son propre cercle de relations sociales denses et proches, par exemple pour assurer sa réputation2.

 

Le réseau social, un outil de gestion ?

J’ai pour ma part développé des travaux sur le rôle des relations qui traversent les frontières des organisations : un chercheur en R&D, un commercial, un juriste, un chef de projet, un chef d’entreprise… entretiennent des liens autant en interne qu’en externe. Je m’intéresse aux liens qu’entretiennent les membres d’une organisation avec l’extérieur, particulièrement son responsable, et au rôle que jouent ces liens dans le pilotage de l’organisation. Dans le champ des organisations éducatives par exemple, on peut montrer que lorsqu’un professeur ou l’équipe responsable d’un programme de formation à caractère professionnel développe des relations denses avec le personnel des entreprises intervenant au plan pédagogique ou accueillant des élèves en stage pour le fonctionnement de ces formations, etc., c’est-à-dire coopère effectivement avec le milieu professionnel visé, cela favorise très nettement le processus de recrutement des élèves. Ces liens constituent une ressource mobilisable par les élèves qui devient cruciale aujourd’hui3. Du point de vue de l’organisation, il s’agit d’une innovation managériale, orientée vers l’agencement des relations. J’analyse donc la coopération « interorganisationnelle » basée sur les réseaux de relations interindividuelles qui constituent des ressources que l’on peut intégrer – au moins dans une certaine mesure – dans le pilotage de l’organisation, posant la question du réseau social considéré comme un outil de gestion.

[tabs slidertype= »top tabs »][tabcontainer] [tabtext]1.[/tabtext] [tabtext]2.[/tabtext] [tabtext]3.[/tabtext] [/tabcontainer] [tabcontent] [tab]1.  Invité à Clermont-Ferrand en novembre 2007 conjointement par l’ESC Clermont et l’IUP Management de l’Université d’Auvergne (cf. Lecoutre M., P. Lièvre (eds), Management et réseaux sociaux : ressource pour l’action ou outil de gestion ?, Hermes & Lavoisier, 2008).[/tab] [tab]2. Burt Ronald S., Brokerage and Closure, An Introduction to Social Capital, Oxford University Press, 2005.[/tab] [tab]3. Lecoutre M., Le capital social dans les transitions écoles-entreprises, Bevort A. et Lallement M. (eds.), Le capital social. Performance, équité et réciprocité, La Découverte, 2006, pp. 177-192.[/tab] [/tabcontent] [/tabs]

[learn_more caption= »Zoom sur : deux exemples d’application »]

La constitution d’une équipe projet1 est souvent soumise à des contraintes variées et incorpore assez peu ces aspects réticulaires, si ce n’est de manière informelle ou intuitive… Pourtant, lors de sa constitution, le réseau de chaque membre potentiel représente une ressource stratégique à prendre en compte selon l’objectif du projet, au même titre que les compétences spécifiques des uns et des autres. Le réseau d’un membre d’équipe constitue la base essentielle des futurs contacts utiles. Plus, une nouvelle compétence du chef de projet apparaît : pour réussir son projet, il lui faut de plus en plus développer des contacts divers dans des domaines méconnus, voire inconnus. L’investissement financier, temporel et en énergie important, peut se révéler très hasardeux car le résultat n’est jamais garanti. Cette compétence consiste alors en la capacité d’arbitrer stratégiquement entre les diverses potentialités coopératives de son équipe, mais aussi d’en évaluer et contrôler les conséquences financières ou temporelles : qui de l’équipe sera chargé de mobiliser telle ou telle personne, sur quels critères, quelle base coopérative ? Qui sera en charge de maintenir la relation ? Enfin, les ressources temporelles et financières de l’équipe ne sont jamais illimitées : quelle période de temps définit-on pour une prospection de contacts, quand l’arrête-t-on ?

La gestion de carrière. Dans un autre registre, on peut vouloir changer de poste, évoluer ou se repositionner en cours de carrière. La décision, subie ou choisie, est le plus souvent rapide, sans véritable anticipation. Que ce soit en interne ou à l’extérieur de son entreprise, le réseau social établi au cours des immersions dans différents milieux et postes occupés est la première ressource mobilisable pour cela. Comment être informé des nouvelles opportunités ou simplement faire valoir mon intérêt pour telle ou telle position ? Le réseau accumulé est-il alors en phase avec mes nouvelles aspirations, avec mes objectifs ? Suis-je connecté aux bons endroits, ai-je des contacts dans des milieux très divers ou, au contraire, sont-ils tous concentrés dans ma sphère sociale dont j’ai fait le tour ? La pertinence du capital social accumulé prend ici une nouvelle coloration : un contact très épisodique mais chaleureux avec une personne d’un département de votre entreprise très éloigné de vos préoccupations professionnelles usuelles peut tout-à-coup apparaître d’une grande pertinence au regard de cet objectif.

1. Lièvre P., M. Lecoutre, Le processus de mobilisation des réseaux sociaux dans une démarche de projet : la notion de lien faible potentiellement coopératif, Revue Sciences de Gestion, automne 2006, n°52.[/learn_more]

Ce post est une reproduction d’un article publié dans la revue échanges datée de juillet 2008.