La plupart des critiques qui sont faites sur le système d’assurance des catastrophes naturelles en France portent sur la difficulté de gérer la prévention de ces risques alors que les assureurs ne peuvent moduler les cotisations en fonction des efforts de prévention des assurés. Le système ne pourra survivre que s’il est capable de surmonter ce problème en organisant la prévention.
Pour la suite de l’histoire, nous utiliserons une parabole, celle de « Robinson, l’assureur et le petit père du peuple »

 

 

Robinson Crusoë, l’assureur et le risque moral

Lorsque Robinson Crusoë détermine le lieu de son refuge sur son île déserte, il a déjà pu observer la fréquence des tempêtes et l’aléa des crues de la rivière côtière. Il est naturellement porté à s’établir en un endroit optimal, pas trop éloigné de la rivière pour simplifier la corvée de l’eau, mais pas trop proche d’elle pour éviter de subir trop souvent les dommages liés aux crues. Bref, il utilisera l’analyse coût-bénéfice et son effort de prévention sera efficace. Mais voilà que débarque sur l’île une bande d’assureurs d’une ethnie neutre au risque. Ils observent un temps ce pauvre Robinson qui subit périodiquement les conséquences d’inondations de son habitation. Elles sont graves, car elles mettent sa vie en danger. Comme il est « riscophobe », Robinson est prêt à s’assurer pour une prime supérieure à la valeur actuarielle des dommages. Les assureurs se frottent les mains et mettent au point un contrat que Robinson s’empresse de signer. A chaque crue, il subit des dommages qui sont entièrement indemnisés par les assureurs, qui font plus que compenser leurs pertes par des profits dans les années sèches.
Mais Robinson continue à supporter la corvée de l’eau. Il se dit que ce serait bien s’il pouvait se rapprocher de la rivière. Comme il ne subit plus les conséquences des crues, ce rapprochement ne lui coûte rien. Son analyse coût-bénéfice lui indique qu’il est optimal pour lui de s’installer au bord de la rivière et il le fait. En conséquence, la fréquence des sinistres augmente dramatiquement, et les assureurs font grise mine. Voici le drame du risque moral en assurance. Parce que l’assuré a transféré aux assureurs les conséquences de l’absence de prévention et parce qu’il ne bénéficie plus des avantages de la prévention, il est encouragé à ne plus agir pour réduire les risques. Ceux effectivement supportés par les habitants de l’île sont inacceptables car ils ne sont plus réduits par des efforts raisonnables de prévention.
Ce problème de risque moral est-il inéluctable au pays de Robinson ? Non, comme nous allons le démontrer. Les assureurs vont sans doute commencer par réagir en augmentant la cotisation à l’échéance du contrat. Mais, à la crue suivante, qui emporte une fois de plus tout sur son passage, intervient un assureur un peu plus futé que les autres. Comme il dispose d’un important fichier d’assurés dans les tropiques, il a été capable de construire un modèle d’évaluation de l’exposition au risque de crue en fonction de la distance des habitations par rapport au bord de la rivière. Il observe en particulier que le risque est beaucoup plus faible au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la berge. Il a alors l’idée de proposer à Robinson un contrat d’assurance beaucoup plus favorable en termes de cotisation que celui de ses concurrents, mais à la condition expresse qu’il s’installe à une distance suffisante de la rivière. La réduction de cotisation offerte est égale à la réduction de l’espérance des dommages.
Robinson effectue une analyse coût-bénéfice très simple pour déterminer son attitude vis-à-vis de cette offre. D’un côté, il y perd, parce que cela va rendre sa corvée d’eau plus pénible. De l’autre, il y gagne en réduisant le montant de sa cotisation d’assurance. Comme cette carotte correspond à la réduction espérée du dommage, Robinson « internalise » l’ensemble des conséquences de ses actes. Il choisit donc un niveau de prévention raisonnable, socialement efficace. Le problème de risque moral disparaît dès lors que les assureurs sont capables de récompenser les assurés vertueux au prorata des bénéfices sociaux de leurs efforts de prévention.

 

Robinson et le petit père des peuples face au risque moral

Mais le petit père du peuple des îles tropicales reçoit de nombreuses plaintes de ses administrés qui ont construit leur habitation au bord de l’eau. Ceux-là paient des cotisations d’assurance, d’après eux, outrageusement élevées par rapport aux autres. Cela va à l’encontre du principe d’égalité imposé par le parti ! « Voyez comment nous traitent les assureurs », disent ceux-là. Alors le petit père du peuple impose à ces derniers une tarification uniforme, indépendante du lieu d’habitation. Et voilà que notre Robinson, qui fait chaque jour l’effort d’aller chercher son eau au loin, se voit dans l’obligation de payer une surprime à son assureur pour compenser la sursinistralité observée chez ceux qui se prélassent au bord de l’eau ! Son sang ne fait qu’un tour, il prend ses cliques et ses claques et s’installe à son tour au bord de l’eau, comme tout le monde. Ainsi, il économise son effort de corvée d’eau, sans payer le coût de l’augmentation de sa sinistralité. Le risque moral, qui était sorti par la porte, revient par la fenêtre ! C’est la faute à la règle de solidarité imposée par le petit père du peuple.
Mais le peuple ne le comprend pas, qui se plaint des augmentations de cotisation imposées par les assureurs pour compenser l’accroissement massif de la sinistralité. Après plusieurs révoltes, le petit père du peuple finit par penser que son système n’a pas que des avantages. D’abord, les assureurs commencent à devenir de plus en plus réticents à assurer les Robinson des rivières. Alors, dans sa magnanimité, il crée une caisse publique de réassurance, avec tarification non discriminée en fonction de la sinistralité des portefeuilles de chaque compagnie. Cela calme l’ardeur sélective des assureurs.
Ensuite, il demande à chaque chef de village de préparer un recensement des zones à risque, où aucun villageois ne pourrait se loger. Les chefs de village sont bien ennuyés : comment définir une zone à risque ? Quel est le seuil de risque déraisonnable ? Comme ils n’entendent rien, ni à l’économie en général, ni à l’analyse coût-bénéfice en particulier, leur embarras est grand. De plus, comme on l’a déjà évoqué, l’analyse doit se faire au cas par cas : mesurer le bénéfice et le coût de chacun. Ainsi, l’un des villageois est meunier et fait fonctionner son moulin à la force motrice du courant. Le coût de son expropriation serait grand, puisqu’il est le seul à pouvoir moudre le grain sur l’île. Ne faudrait-il pas faire une exception ? Mais pire encore, ceux qui votent pour les chefs du village ont les pieds dans l’eau. Ils n’entendent pas être obligés à s’installer plus loin, avec les corvées d’eau en conséquence. Un droit acquis est un droit acquis ! En conséquence, les chefs de village ne font rien. Et encore aujourd’hui, les descendants de Robinson profitent de la qualité de la vie au bord de l’eau, mais sont écrasés par le poids des primes d’assurance.