Rouble : un double trouble
Le défi du rouble est à la fois double et trouble. D’abord sur le plan macro : qu’a donc à faire la Russie, menacée d’une violente récession, d’un rouble fort et de taux d’intérêt élevés ? Ensuite, c’est là l’élément trouble, pourquoi donc cette chicaya avec ses clients pétroliers et gaziers sur la monnaie de paiement des livraisons de pétrole et gaz ?
Pourtant, la gouverneure de Banque de Russie, Elvira Nabiullina, qui en temps normal a main haute sur le rouble, a une réputation de grand professionnalisme qui dépasse les frontières du pays. Celle du haut état-major militaire russe passe aussi les frontières, mais on cherche le grand professionnalisme. Peut-être que dans les deux cas, pour leur chercher des excuses, ce ne sont pas vraiment eux qui pilotent.
Le point macro d’abord. Le rouble est parfaitement maintenu, comme le montre le graphique qui suit, avec trois mesures claires et rapides : montée du taux d’intérêt directeur de 9,5% à 20%, bonne gestion des interventions sur les quelques marchés où on peut encore négocier du rouble, et contrôles des flux de capitaux pour faire sortir le moins possible les précieuses devises, celles qui n’ont pas l’objet de saisie par les banques centrales des pays occidentaux. En particulier, les exportateurs russes doivent rapatrier les devises acquises à hauteur de 80%.
Un contrôle des flux de capitaux semble bien normal. Mais pourquoi viser un rouble aussi haut, qui va de pair avec un taux d’intérêt désormais usuraire ? Il vaut mieux pousser à tout prix les exportations dans les pays qui restent ouverts, et il ne faut pas accroître par un choc de demande le choc d’offre qui se profile par le blocus qu’impose à la Russie le bloc occidental. La bonne ménagère de Krasnoïarsk est certes remplie de fierté si sa devise nationale se porte bien, mais moins si elle perd son emploi ou si les magasins se vident. Et l’inflation qu’on peut craindre ne tiendra pas tant à la hausse des prix à l’import si le rouble dévisse, mais au rationnement lié au blocus, chose laquelle le niveau de la devise joue bien peu.
Le second point est cette roublarde affaire du rouble qu’on imposerait aux clients de Gazprom pour le paiement de leurs factures en rouble, contrairement à la lettre de leurs contrats. Tout d’abord, le graphique nous montre que le rouble est déjà bien tenu de par les mesures précédentes, rendant probablement superflu le coup de pouce supplémentaire qu’est censée apporter la mesure. D’autant que cette décision repose sur un mauvais raisonnement.
En effet, que demandent aujourd’hui les Russes (suite à une concession qu’ils ont faite le jeudi 31 mars) ? Que l’acheteur de gaz, dont la facture stipule disons de 80 euros le m3, passe d’abord au guichet de Gazprom Bank, la banque interne du groupe autorisée à traiter dans les pays européens, lui vende les 80 euros contre des roubles au taux de change du moment, et verse ces roubles à Gazprom. Gazprom Bank, pour sa part, cédera ses euros contre des roubles auprès de la banque centrale.
Mais en quoi cela diffère réellement de ce qui se passait avant ? L’acheteur versait directement les 80 euros à Gazprom, qui les échangeait contre des roubles auprès de la banque centrale, par l’intermédiaire de Gazprom Bank. Certes, le cours du rouble peut être manipulée par l’instance politique, mais qu’importe : le passage par le rouble dure quelques microsecondes, le temps de faire le paiement.
On se gratte la tête. Peut-être est-ce l’occasion d’encaisser des commissions de change. On peut penser aussi que les acheteurs, pour faire des gains d’arbitrage, pourraient avoir intérêt à acheter directement les roubles sur les marchés financiers plutôt que de le faire auprès de Gazprom Bank, ce qui pourrait animer le marché international du rouble aujourd’hui asphyxié. (On voit sur les volumes d’échange montré par le graphique que tout le monde s’est rué pour se débarrasser de ses roubles tant qu’il le pouvait, et que désormais les échanges tendent vers zéro.) Mais tout ça pour ça !
On peut penser alors que ce que cherchent les Russes est une remise en cause du contrat, où ce serait la monnaie de facturation et non plus celle de paiement qui passerait au rouble. Cela permettrait de reporter le risque de change sur l’acheteur et non le vendeur. Cette violation pure et simple du contrat commence à ressembler à une rupture commerciale.
Dans un papier intéressant disponible sur Vox-EU, l’économiste Alexander Mihailov (d’origine bulgare et non russe) ajoute deux autres raisons, mais ceci en supposant que désormais les contrats sont stipulés en roubles et non en euros. À nouveau, la chose n’est légalement possible que pour les contrats à venir, mais pas pour les contrats en cours.
1- La discrimination tarifaire. Retenir au choix la monnaie du pays exportateur ou la monnaie de l’importateur permet à l’exportateur, s’il est en position de monopole, cas de Gazprom, de faire de la discrimination par les prix, c’est-à-dire, à condition qu’il contrôle un peu le taux de change de sa propre devise, d’en finir avec le prix unique et d’offrir des prix qui correspondent mieux à l’élasticité de la demande chez le pays-client. Par exemple, Poutine pourrait souhaiter conserver de bonnes relations avec l’Inde en lui permettant des prix plus bas s’ils sont indexés sur la roupie.
2- L’animation du marché du rouble. Si leurs contrats sont en rouble, les acheteurs seront enclins à intervenir sur le marché du rouble pour des motifs de couverture, ce qui en retour permettra à la Banque de Russie une gestion plus commode de ses réserves de change.
Reste enfin une hypothèse plus géopolitique, celle d’un bras de fer, ou plutôt la tactique du bord de l’abîme, ce que les Anglais appellent le brinkmanship, une stratégie bien analysée par le grand économiste Thomas C. Schelling. Il est évident que chacune des deux parties, Europe et Russie, pèse le pour et contre de rompre les achats/livraisons de gaz. Punir les Européens, mais se priver de devises ; punir les Russes, mais se priver de gaz. Chacun a donc intérêt à tester la résistance de l’autre, ceci en démarrant pas le « petit » sujet de la devise de paiement. Celui qui craque le premier montre un point de faiblesse sur l’enjeu plus grand. Poutine a déjà fait un pas en arrière en concédant que les achats de rouble se fassent auprès de Gazprom Bank. À quand et chez qui le prochain ?