Une efficacité contestée

Les sanctions économiques ont une longue histoire, mais ce n’est en gros que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’on y songe, non plus seulement comme une arme à utiliser en cas de guerre[1], mais comme moyen de pression pour éviter la guerre ou comme substitut si l’on ne veut ou peut y recourir. La France et l’Allemagne, par exemple, avaient commercé comme si de rien n’était jusqu’au matin de la déclaration de guerre de 1939, même si l’État nazi avait pris soin, dans les années qui précédaient, de réduire fortement son commerce extérieur avec ses potentiels ennemis. Et ce n’est qu’après cette guerre que les États-Unis les ont utilisés comme ce fut le cas à Cuba, en Iran, en Corée du Nord ou au Vénézuela. La Chine s’y met aussi, en visant par exemple l’Australie ou l’Estonie.

Les historiens expriment en général un doute sur leur efficacité, si l’on excepte peut-être le blocus imposé à l’Afrique du Sud lors de l’apartheid et, plus récemment, celui imposé par la Russie à la Turquie lors de l’affaire de l’avion russe abattu en 2015 par la défense turque[2]. À tout le moins, on peut créditer les sanctions d’éviter la guerre ouverte (un blocus commercial, même inefficace, aurait été préférable au fiasco qu’ont été les guerres en Irak ou en Afghanistan). Dans le cas ukrainien, les sanctions occidentales sont surtout une solution de repli à défaut d’une intervention militaire directe face à une puissance nucléaire. Elles mordent en raison de la forte dépendance russe vis-à-vis de la technologie occidentale et mordraient davantage encore si elles s’étendaient aux exportations d’énergie fossile, vitales pour le financement de l’économie russe.

D’où un constat simple : plus il y a intégration économique, plus les sanctions sont efficaces. Il faudrait donc a priori beaucoup de commerce, beaucoup de flux financiers croisés pour que l’arme économique puisse être crédible comme substitut à l’arme militaire.

 

L’ambivalence des sanctions

Le 18e siècle a marqué une rupture dans la vision du commerce extérieur. À la différence de la période mercantiliste qui l’avait précédée, il n’était plus vu dans sa dimension de conflit, de jeu à somme nulle, où ce qu’un pays gagne se fait au dépend de son partenaire. Montesquieu parlait du “doux commerce”[3], Voltaire vantait le « négociant » et Adam Smith bâtissait le concept de « division du travail ». Par l’échange, disait-on, chacun s’oblige à trouver un accord parce qu’il y trouve son intérêt. Il en résulte même une prospérité partagée, de sorte que la conciliation rapporte davantage que l’agression. Le marché, en tant que lieu d’intermédiation, y joue le rôle d’arrangeur d’intérêts divergents. Et si l’on attaquait ces penseurs pour leur angélisme, ils rétorquaient que la prospérité due au commerce permettait au pays de financer sa défense nationale. Ils disaient encore avec John Stuart Mill que la dépendance mutuelle ainsi créée rendait plus coûteux les conflits.

Les siècles suivants ont montré, douloureusement, qu’il n’en allait pas ainsi. Il restait des guerres pour s’ouvrir des territoires, et même des guerres de « violent commerce » dont le but était d’ouvrir des marchés au profit des négociants.

Dans un ouvrage peu connu écrit en 1943, Albert Hirschman rappelle la dimension « pouvoir » indissociablement attachée au commerce. Il remarque que les arguments du type « doux commerce » sont plus faciles à produire pour un pays dominant[4]. L’Allemagne naissante a été protectionniste tout au long du 19e siècle, notamment sous l’influence précoce et très radicale du philosophe Fichte. Pour ce dernier, le commerce menait à la guerre, ce qui lui faisait recommander l’autarcie complète. « Son idéal, dit Hirschman, était une humanité polyphonique par laquelle chaque nation, ayant fermé ses frontières, réalise la pleine expression de son individualité. » (p. 7) Pour sa sécurité, poursuivait Fichte, le pays devait se contenter de constituer des réserves stratégiques.

Encore aujourd’hui, quand les économistes parlent du libre commerce, ils insistent sur l’intérêt que trouve le pays à se spécialiser sur son « avantage comparatif ». Ils oublient ce faisant qu’ils soumettent le pays, en cas de conflit, au bon vouloir des autres. La Grande-Bretagne ouvrait pleinement ses frontières au blé étranger, mais parce qu’elle était capable, se plaignait-on sur le continent, de faire respecter la libre entrée par son hégémonie maritime.

Pourtant, l’idée de doux commerce a continué son chemin. Elle est par exemple devenue l’un des présupposés de la politique extérieure des États-Unis après la chute du mur de Berlin. Pour intégrer la Russie et la Chine dans le concert des nations, il fallait développer au maximum les échanges. On autorisait au plus vite l’entrée de la Chine dans l’OMC. Des intérêts économiques et financiers partagés allaient favoriser dans ces pays, en même temps que la prospérité, les forces sociales capables de porter le projet de démocratie libérale à l’occidentale. C’était la thèse trop vite moquée de Francis Fukuyama : il n’affirmait pas naïvement la « fin de l’histoire », comme le titre trop rapide de son essai l’indiquait ; il voyait simplement la démocratie libérale devenir l’horizon indépassable du temps, parce que des forces naturelles, dont le commerce et la mondialisation, y poussaient.

 

Pour une force de dissuasion commerciale

L’invasion russe et l’agressivité chinoise en mer de Chine nous dégrisent un peu sur cette belle idée, car une dictature peut prospérer dans un système de libre-échange.

Il faut donc renforcer l’argument de la dépendance mutuelle avancée par John Stuart Mill en associant au « doux commerce » le « commerce dissuasif ». Il ne s’agirait plus d’activer des sanctions si le pays décide d’une guerre ou même est perçu comme une menace pour la paix ; il faudrait, par anticipation, présumer comme inamicale toute conduite visant pour le pays à se retrancher du commerce international, car l’autarcie prive d’efficacité d’éventuelles rétorsions économiques. On aurait dû pour cette raison s’inquiéter de la volonté de la Russie, après son invasion de la Crimée, de sortir ses banques du système international Swift d’échanges interbancaires. Il y a ici une similitude avec la menace nucléaire : du temps de Reagan, l’adoption par les États-Unis d’un système de défense contre les missiles stratégiques russes (la « Guerre des étoiles ») était d’une agression extrême, puisqu’elle créait une dissymétrie en réduisant le pouvoir dissuasif des Russes et donc augmentait le risque de guerre.

Une deuxième proposition est que des sanctions efficaces doivent être limitées dans le temps. Il faut une « punition » à terme fixe, puis réintégrer le pays dans le système des échanges et des flux de capitaux, pour pouvoir faire jouer à nouveau la menace. À ce titre, le blocus interminable contre l’Iran est idiot : la population iranienne en souffre et les mollahs renforcent leur dictature. Après tout, les tribunaux condamnent les délinquants à des peines à durée fixe et non perpétuelle, espérant l’absence de récidive une fois la personne libérée.

Enfin, par similitude avec le marché dont on sait qu’il devient un instrument de domination ou d’exploitation si les deux parties ne jouent pas à égalité, il faut éviter le cas où un pays, ou pire une entreprise privée, dispose d’une domination ou d’un monopole sur un produit essentiel, tel un métal rare, un composant électronique ou sur un service de base essentielle tel la maîtrise d’un réseau de communication (WhatsApp ?). On s’interroge à juste titre sur le « monopole » qu’ont les États-Unis sur le dollar, c’est-à-dire sur l’écrasante domination de cette monnaie souveraine dans les flux financiers. Elle donne aux États-Unis la possibilité de couper unilatéralement l’accès de tout pays au système financier international. On peut s’en féliciter si cette mesure donne à un hegemon bienveillant le moyen de faire régner l’ordre existant. Mais cela est devenu contestable dans un monde qui se veut multipolaire. Par le seul chantage à l’accès au marché financier américain, l’Europe n’a pu, contre son choix, honorer la levée d’embargo contre l’Iran suite au traité conclu sur le nucléaire. Il y a donc, comme le disent les politistes Andrew Farrell et Abraham Newman, une « arsenalisation de l’interdépendance » à propos de ces réseaux ou chaines de valeur développées à l’échelle mondiale qui donnent un levier abusif à certains pays[5]. Mark Leonard, dans un récent livre à succès, renouvelle l’argument de Fichte, arguant que « la connectivité crée le conflit »[6]. Les sanctions ne sont plus alors un substitut heureux à la guerre, mais « la poursuite de la politique par d’autres moyens » pour reprendre une formule célèbre. C’est pourquoi il importe que toute décision de sanction soit régie par un ordre international, sous l’égide de l’ONU ou de toute autre entité. La connectivité, qui comprime le temps et les distances, peut tout aussi bien fonctionner comme discipline irénique si elle commence à être régulée internationalement.

Ce sont ces quelques conditions qui peuvent permettre de rêver à un temps où l’association du doux et de l’impérieux commerces aura fait quelques pas vers une « paix universelle ».

Ce billet est paru dans la revue Esprit, mai 2022.

[1] Ce qui prévoyait par exemple l’article 16 du Pacte de la Ligue des Nations.

[2] Face à l’arrêt par les Russes du tourisme et des importations turques, Erdogan, le président truc s’était rendu à Moscou pour demander des excuses et laisser champ libre aux Russes dans leurs actions en Syrie.

[3] Montesquieu donnait une dimension géopolitique à cette idée : les nations qui commercent construisent des liens mutuels et assurent leur prospérité. Dans son livre Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Collection Folio classique, Gallimard, 2008 (1734), il constatait les dommages qu’avait entrainés pour Rome sa perpétuelle politique de conquêtes. Dans un ouvrage désormais classique, Aldo Schiavone documente également l’effet fragilisant pour Rome de ses prédations de conquête. Voir L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Belin, 2003.

[4] Hirschman, Albert O., National Power and the Structure of Foreign Trade, University of California Press, Berkeley, 1945.

[5] Henri Farrell, Abrham Newman, « Weaponized Interdependence : How Global Economic Networks Shape State Coercion”, International Security, Volume 44, 1, Été 2019.

[6] Mark Leonard, The Age of Unpeace. How Connectivity Causes Conflict, Penguin, 2022.