L’agriculture poursuit sa mutation entamée il y a plusieurs décennies : agriculture intensive pour l’essentiel, industrialisation, grandes exploitations. Des alternatives voient le jour depuis quelques années pour refuser ce modèle et promouvoir une agriculture raisonnée, biologique, à plus petite échelle. Variances donne la parole aujourd’hui à Caroline Dumas, ingénieur agronome de formation, qui a été agricultrice pendant 8 ans dans la Drôme et est aujourd’hui Chargée de mission Installation Transmission au sein de Terre de Liens. Depuis 1995, elle travaille sur la question de l’installation agricole sur des systèmes alternatifs et la bio (GRET, ASFODEL, CORABIO, CFPPA, …). Après avoir décrit l’état des lieux (démographie, taille des exploitations, etc.), C. Dumas décrit une structure qui milite pour une nouvelle paysannerie.

 

Variances : Le monde agricole a connu de profondes mutations depuis un siècle. Ces mutations sont-elles toujours en cours, notamment du point de vue du nombre d’agriculteurs, d’exploitations, de surfaces cultivées ?

Caroline Dumas : C’est le moins que l’on puisse dire. On comptait 2,28 millions d’exploitations agricoles en 1955. En 2020, il n’en reste plus que 410 000 pour environ 800 000 actifs agricoles. Le 20e siècle, c’est l’avènement de l’agriculture industrielle et chimique : les modes de production, les intrants ont été bouleversés. Les intrants et le remembrement ont modifié les façon de produire d’avant la guerre de 40.  La ferme qui auparavant était familiale et se transmettait de père en fils est devenue au fil des ans une entreprise qui devait investir et s’endetter pour être moderne.

Certains pensent que ce mouvement vers l’industrialisation de l’agriculture doit se poursuivre et 200 000 fermes seraient suffisantes, ce qui implique un choix très prononcé de type d’agriculture. D’autres[1] estiment qu’il faudrait au contraire un million de fermes pour permettre de nourrir les citoyens avec des produits sains et locaux et de revitaliser le monde rural.

Ce mouvement de réduction du nombre de fermes s’est évidemment accompagné d’un agrandissement des exploitations : on est passé, tous types de culture et d’élevage confondus, de 15 ha en moyenne en 1955 à 63 ha en 2016. En 1988, la surface moyenne d’une ferme n’était que de 24 ha, les choses se sont donc précipitées ces trente dernières années. Aujourd’hui, les fermes de plus de 100 ha représentent 23 % des fermes. Ce mouvement de concentration au profit des plus grandes exploitations est favorisé par la Politique Agricole Commune qui continue de subventionner l’activité en fonction de la surface : plus on a d’hectares, plus on obtient d’aides, y compris dans la PAC de 2021.

En parallèle, notons qu’en trente ans, les surfaces cultivées se sont réduites de 5,8 millions d’hectares, soit l’équivalent de cinq départements français : les surfaces sont artificialisées par l’habitat, les zones commerciales ou industrielles et un peu au profit des forêts, notamment en zone montagneuse. Chaque année sur les dix dernières années, 44 000 hectares ont été artificialisés.

 

Variances : Une proportion non négligeable de la population agricole est âgée. Dans ces conditions, les transmissions aboutissent-elles à l’arrivée de nouveaux agriculteurs ou bien assiste-t-on à l’extension des exploitations en place ? Quelle peut être l’évolution des prochaines années, compte tenu de la pyramide des âges ?

CD : Il y a là un vrai danger. La population agricole est vieillissante. D’ici dix ans la moitié d’entre eux sera partie à la retraite. L’année dernière, 125 fermes ont disparu chaque semaine !

Or, deux tiers des surfaces cédées par les agriculteurs qui partent à la retraite aujourd’hui vont à l’agrandissement. Le reste est transmis pour des nouvelles installations mais aussi pour l’artificialisation : en 2019, on a observé 21 000 départs à la retraite et seulement 13 400 installations. Les installations se font sur des fermes de petite taille, environ 35 ha en moyenne car les terres sont chères, parce qu’une partie des fermes est reprise par des exploitations en place et parce que les nouveaux installés souhaitent parfois des fermes à taille humaine et avec des circuits de commercialisation plus courts pour avoir davantage de plus-value.

Sur les dix prochaines années, on aura donc 200 000 exploitations qui auront changé de propriétaires. Un véritable enjeu si on souhaite modifier les modes de production.

 

Variances : Quel est le profil des acquéreurs de terres ?

CD : En agriculture il est difficile de parler d’acquéreur de terre. On parle plutôt d’installation. Car la plupart des terres cultivées sont en location : 22 millions d’ha alors que seuls 6 millions d’ha sont cultivés par leur propriétaire. Pendant longtemps, le modèle dominant était de pousser les agriculteurs à être propriétaires du sol, comme le défend encore la FNSEA aujourd’hui.

Mais comme la terre est de plus en plus chère, de « nouveaux acteurs du foncier agricole » apparaissent : Terre de liens est l’un d’eux, mais il y a aussi des acteurs capitalistiques qui estiment que les terres agricoles vont devenir rares et qu’il devient intéressant d’investir dans ces biens. Certaines sociétés agro-alimentaires anticipent sur la baisse de production induite par la baisse du nombre de fermes et se mettent aussi sur l’acquisition de terres pour sauver leur filière. Certains acteurs institutionnels (chambres d’agriculture, SAFER, collectivités locales) réfléchissent aussi à constituer des réserves de terres agricoles, en particulier pour participer à la relocalisation de l’alimentation mais aussi pour éviter l’artificialisation et favoriser le renouvellement des actifs agricoles.

 

Variances : Quel est le profil des nouveaux installé(e)s ?

CD : Il s’agit donc des personnes qui décident de devenir agriculteur et agricultrice, qu’importe s’ils sont propriétaires ou fermiers. Un tiers d’entre eux s’installent hors cadre familial, c’est-à-dire qu’ils ne reprennent pas la ferme de leurs parents. Ce pourcentage ne cesse de croître au fil des ans. Sur aujourd’hui 21 000 candidats à l’installation (source : Chambres d’agriculture, Point Info Installation), 60 % ne sont pas issus du milieu agricole. In fine, il y a, comme dit plus haut, 13 400 installations. Un tiers des nouveaux installés sont des nouvelles installées.

Deux tiers des nouveaux installés ne profitent pas des aides à l’installation. C’est un chiffre qui nous préoccupe car le métier est difficile et les aides sont un vrai soutien au départ. C’est aussi le rejet des modèles alternatifs qui peut être en jeu dans ce faible pourcentage de personnes aidées.

Le prix des terres augmente sans cesse, à l’achat ou à la location. Pourtant, en France nous sommes plutôt bien lotis car il existe une régulation du prix agricole. Dans certains pays européens qui ne contrôlent pas les prix, les installations de personnes non issues du milieu agricole deviennent impossibles. La spéculation a les mêmes effets que chez nous pour l’habitat.

Donc pour un jeune qui n’est pas issu du milieu agricole et qui n’a pas beaucoup de moyens financiers, il est très difficile d’acheter une ferme. La solution, c’est de devenir fermier. La location est plus accessible et les fermages sont très contrôlés. Ils augmentent chaque année comme le coût de la vie : la spéculation est impossible. Mais trouver des fermages n’est pas simple : il arrive que les propriétaires gardent leur terre sans fermier pour pouvoir la vendre au cas où ils en auraient besoin, encore plus si ces terres sont susceptibles de devenir un jour constructibles. Le prix de vente est alors multiplié par environ par 100 en zone rurale voire 1 000 en zone urbaine, suivant les régions.

 

Variances : Dans un monde où les surfaces agricoles sont de plus en plus grandes, y a-t-il de la place pour les petites exploitations ? Peut-on imaginer un monde paysan qui ne soit pas à la recherche de productivité toujours plus élevée ?

CD : L’agriculture que nous défendons à Terre de Liens est paysanne et agro-écologique, à petite échelle, pour faire de l’alimentation de qualité. La productivité peut être très bonne sur des petites surfaces.

L’agriculture intensive ou la monoculture sur des grandes surfaces désertifient les territoires ruraux. L’agriculture paysanne permet de revitaliser les campagnes avec l’installation de familles. L’agriculture industrielle recherche de grandes surfaces et les économies d’échelle, pratique la monoculture, utilise des gros matériels, beaucoup d’engrais. Cela mène à des terres infertiles à terme, à la pollution des nappes phréatiques, à l’isolement toute la journée de l’agriculteur sur son tracteur (cet isolement explique une partie des nombreux suicides dans la profession agricole). On est parvenu à la limite de cette agriculture qui n’est plus humaine.

Nous visons quant à nous un équilibre dans l’exploitation. L’idée est que le système mis en place soit rentable et durable par ses choix de type de production, de transformation et de commercialisation. Une famille peut vivre sur une ferme de 20 ou 30 hectares. Une ferme céréalière de plus de 100 hectares qui fait aujourd’hui vivre une famille peut demain faire vivre cinq familles en transformant les céréales, en réservant une partie du sol au maraîchage, en élevant quelques bêtes pour le fromage. Ce sont cinq familles que nous aimerions installer sur ces 100 ha. Il faut bien sûr que certaines terres soient irrigables, que cette ferme soit proche d’un bourg avec des habitants qui pourraient être les consommateurs directs des productions. C’est ce genre de modèle qui attire un nouveau public vers ce métier. Des jeunes souhaitent devenir paysan pour le sens de ce métier : nourrir les gens et prendre soin de notre environnement.

Cela s’accompagne en effet d’un choix de production qui est valorisé par la transformation à la ferme et le développement des circuits courts pour leur commercialisation. Le supermarché du coin qui développe le « local » peut aussi faire partie des circuits de commercialisation. L’idée est de limiter les intermédiaires pour que la plus-value aille au producteur; cela prend beaucoup de temps et ce n’est pas toujours le choix qui est fait… parfois on préfère vendre à la coopérative… tout est question d’optimisation entre quantité de production et temps disponible pour la commercialisation.

Pour développer ces installations, il faut trouver des fermes viables et en fermage… C’est pour cela que Terre de Liens s’est créée. Acheter des terres pour permettre à ces porteurs de projets de s’installer en fermage.

 

Variances : Terre de liens acquiert des terres et aide les personnes qui souhaitent les cultiver. Pouvez-vous décrire comment elle fonctionne ?

CD : Terre de Liens (terredeliens.org) est constituée de trois structures : une Foncière qui émet des parts sociales auprès des citoyens, une Fondation qui recueille les dons et les legs et une Fédération regroupant 19 associations loi de 1901 réparties sur toute la France métropolitaine et la Corse.

La Foncière et la Fondation (qui ont collecté environ 90 M€ auprès de 25 800 membres depuis une quinzaine d’années) acquièrent des fermes et des terres qui sont vendues sur le marché. Les 19 associations (7 800 adhérents) sont sur le terrain, trouvent les fermes à acquérir et les porteurs de projets et, quand cela semble utile et pertinent dans la durée, la foncière et/ou la fondation se porte acquéreur. Ce sont les salariés et les bénévoles des associations territoriales qui instruisent les dossiers. Parfois l’accompagnement des porteurs de projet ne débouche pas sur l’acquisition mais sur la création de structures (SCI, Groupement foncier agricole) avec l’acquisition de terres par les citoyens du territoire. Terre de Liens Bretagne est spécialiste de ce genre d’accompagnement. C’est une autre façon d’aider l’installation paysanne et de faire que la terre devienne un « Bien Commun ».

Les structures comportent une centaine de salarié·e.s et plus de 1 000 bénévoles travaillent ensemble au niveau national et territorial.

Depuis sa création, 264 fermes ont été acquises et 7 300 hectares de terre préservés en agriculture biologique. Plus de 400 paysans et paysannes se sont installé·e.s et plus de 200 emplois agricoles ont été créés sur les fermes. Enfin, environ 1 300 porteurs et porteuses de projets agricoles sont accompagné·e.s chaque année.

En outre, nous avons créé une plateforme gratuite de petites annonces (objectif-terres.org) : elle est destinée à mettre en relation paysans-cédants ou propriétaire et porteurs de projets agricoles. Le “bon coin” de l’agriculture paysanne revendique aujourd’hui près de 3 000 annonces de recherches et d’offres de terres agricoles. La plateforme confirme une tendance forte : le profil des candidats à l’installation a changé et leurs attentes aussi. Il est urgent d’agir pour faciliter l’accès à la terre de cette nouvelle génération de paysan·ne.s.

Évidemment, notre impact n’est pas à la hauteur des enjeux, en termes de montants, même si nos fermes sont définitivement sorties de la spéculation et de la menace d’artificialisation. Notre ambition ultime est que la terre devienne un bien commun. D’autres modèles sont probablement à inventer, à d’autres échelles, sans doute avec l’aide des collectivités territoriales.

 

Propos recueillis par Alain Minczeles

Mots-clés : agriculture – paysan – transmission – biologique- installation – terres agricoles – foncier


[1] dont Terre de Liens et ses partenaires défendant une agriculture paysanne : InterAFOCG, la FADEAR, le Réseau CIVAM, Accueil paysan, le MRJC, L’Atelier paysan, Nature et Progrès, le MIRAMAP, Solidarité Paysans, et Nature et Progrès.

Cet article a été publié sur Variances le 6 décembre 2021. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.

Cet article a déjà été publié sur Vox-Fi le 13 décembre 2021.

Cet article a été initialement publié sur Vox-Fi le 26 avril 2022.