Avec la loi Sapin 2, la France adopte avec 15 ans de retard la législation américaine, qui s’est avérée particulièrement efficace pour réprimer la corruption internationale. Il n’est pas sûr cependant qu’elle ait la même efficacité entre les mains de la justice française, et qu’elle ne se retourne pas in fine contre les sociétés françaises.

 

Plusieurs affaires de corruption internationale ont récemment fait la une de l’actualité, comme l’affaire Petrobras au Brésil, ou celle qui a coûté son poste au président de Samsung en Corée du Sud. En France, la loi Sapin 2 qui vient d’entrer en vigueur est justement censée améliorer la lutte contre la corruption et le trafic d’influence. Il y avait pourtant déjà une loi (Sapin 1, de 1993) et une Convention internationale (Convention OCDE ratifiée en 1999) sur le sujet.

 

La justice française ne parvient pas à lutter contre la corruption internationale

L’une des raisons qui ont poussé le gouvernement français à présenter la loi Sapin 2 est que l’arsenal juridique existant s’est avéré insuffisant pour lutter contre la corruption internationale. La justice française n’a jusqu’ici jamais condamné personne pour ce motif. Ces dernières années pourtant, certaines sociétés françaises (Technip, Alcatel-Lucent, Total et Alstom) ont été obligées de reconnaître leur responsabilité dans des affaires de corruption, acceptant de payer des amendes de plusieurs centaines de millions de dollars. Mais il s’agissait de poursuites engagées par les autorités américaines, pour des faits commis au Moyen-Orient, en Amérique latine, en Afrique ou en Asie.

 

Les Etats-Unis ont fait du FCPA une arme efficace

Les Etats-Unis sont sans conteste le pays qui combat le plus efficacement la corruption internationale. Ils utilisent pour cela le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), une loi de 1977 qui n’est réellement appliquée que depuis une dizaine d’années. Grâce à cette loi, les Etats-Unis sont parvenus à infliger neuf milliards de dollars d’amende en dix ans, à une grosse centaine de sociétés. On remarquera que les sociétés américaines n’ont payé que le tiers de cette somme, les sociétés européennes en acquittant 55 %, le reste étant réparti entre des entreprises brésiliennes et japonaises.

Le FCPA permet à la justice américaine de poursuivre des faits de corruption commis à l’étranger, par des sociétés étrangères, du moment que ces dernières ont une activité aux Etats-Unis. C’est ce principe d’extraterritorialité que la loi Sapin 2 introduit en droit français. Est-ce que cela signifie que la justice française dispose désormais d’une arme similaire à son homologue américaine ? Rien n’est moins sûr.

 

L’application de la loi américaine est fondée sur le rapport de force

En vertu du FCPA, la justice américaine a condamné 75 entreprises à des amendes supérieures ou égales à 10 M$. Mais aucune de ces affaires ne s’est réglée devant un tribunal : il y a systématiquement eu une transaction négociée entre l’entreprise et les procureurs du Department of Justice (DoJ).

La loi française introduit bien la possibilité d’une transaction négociée pour éviter un procès au pénal, s’alignant ainsi sur le modèle américain. Mais il n’est pas sûr que la justice française ait un pouvoir de négociation suffisant. Aux Etats-Unis en effet, les procureurs disposent d’énormes moyens de pression : les sanctions possibles peuvent inclure une interdiction des activités aux Etats-Unis, et la seule menace d’un procès pénal, long et médiatisé, peut suffire à faire plier les entreprises.

 

Sapin 2 ne donne pas plus de moyens à la justice française

Le DoJ dispose aussi de moyens d’investigation sans commune mesure avec ceux de la justice française : la probabilité que la justice trouve des éléments de preuve est donc plus élevée aux Etats-Unis. Si la justice française a jusqu’ici été incapable de sanctionner des affaires de corruption internationale, c’est qu’elle n’est jamais parvenue à réunir les preuves nécessaires.

Or, la loi Sapin 2 ne renforce pas les moyens d’investigation de la justice française. Le sachant, les entreprises mises en cause dans des affaires de corruption pourraient refuser la négociation et choisir un procès, en misant sur le fait que l’instruction n’ira pas à son terme.

On le voit déjà au Royaume-Uni, qui s’est doté d’une loi similaire depuis 2011 (le anti-bribery Act), mais qui peine à la faire appliquer de façon aussi efficace qu’outre-Atlantique : les sociétés mises en cause ont en effet tendance à multiplier les arguties juridiques et procédurales, et sont beaucoup moins coopératives.

 

L’avancée principale de Sapin 2 est le whistleblowing obligatoire

L’efficacité de la loi Sapin 2 repose en fait surtout le whistleblowing, rebaptisé « alerte éthique ». On notera au passage qu’après avoir fortement critiqué ce dispositif lorsqu’il a été rendu obligatoire aux Etats-Unis en 2004, avec la loi Sarbanes-Oxley, la France a effectué un virage à 180° en en faisant la pierre angulaire de sa loi anti-corruption.

La logique de la loi Sapin 2 repose en effet sur la menace que constitue une dénonciation éventuelle, avec une protection renforcée pour les lanceurs d’alerte. Le whistleblowing, outre son effet dissuasif, peut en effet permettre à la justice de recueillir des éléments de preuve qu’elle pourra ensuite utiliser comme moyen de pression dans la négociation d’une transaction à l’amiable (« convention judiciaire d’intérêt public »).

 

La loi pourrait se retourner contre les sociétés françaises

La loi Sapin 2 soulève deux questions. La première est de savoir contre qui elle sera utilisée. Aux Etats-Unis, la loi FCPA est utilisée aux deux tiers contre des sociétés européennes, voire japonaises. En France, il est possible que la justice française parvienne à réunir des preuves et à faire plier (via une transaction ou un procès) des sociétés françaises, ayant leur siège en France, avec des dirigeants et collaborateurs sur lesquels on peut faire pression grâce aux moyens de procédure pénale disponibles (garde à vue, mise en examen, perquisitions…).

Il est beaucoup moins sûr que la justice française dispose des moyens pour faire pression sur des sociétés étrangères, ce dont elle a été jusqu’ici incapable. Le premier enjeu de la loi Sapin 2 est donc de savoir si l’on n’est pas en train de se tirer une balle dans le pied, avec une loi qui risque de ne sanctionner que des sociétés françaises.

 

Le risque de multiplier les poursuites

Le deuxième enjeu de la loi est de savoir comment seront traités les cas dont se saisiront plusieurs justices. En théorie, il est tout à fait possible qu’une affaire de corruption dans un pays africain, commise par une société coréenne, soit poursuivie à la fois en France, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Corée, ce qui représenterait une charge administrative très lourde pour la société incriminée, et lui ferait courir le risque d’être condamnée quatre fois pour la même affaire. Il n’existe pas actuellement de mécanisme permettant de coordonner ou d’organiser l’action de différentes autorités judiciaires nationales.

Il y a déjà eu quelques précédents, qui se sont réglés à l’amiable entre les autorités américaines et hollandaises (en 2014, les Etats-Unis ont renoncé à sanctionner la société SBM car elle venait de trouver un accord à l’amiable avec la justice hollandaise, pour 240 M$), ou tout récemment entre les autorités suisses, anglaises et américaines dans l’affaire Rolls-Royce. Ces règlements sont cependant laissés à l’appréciation et au bon vouloir de chacune des autorités concernées.

 

Une loi française peut-elle être efficace ?

La loi Sapin 2 est sans aucun doute une évolution positive, la France suivant une tendance lourde. Ou, en étant plus critique, en adoptant avec 15 ans de retard la législation américaine (whistleblowing, extraterritorialité, transaction négociée). La grande inconnue est de savoir s’il est suffisant de copier ce que font les Américains pour avoir la même efficacité. Les Etats-Unis utilisent leur loi comme un outil de pression, dans les mains d’un Department of Justice beaucoup plus puissant que la justice française, et, au moins en partie, comme une arme économique.

Il est à craindre, même s’il est trop tôt pour le dire, que la loi Sapin 2 n’ait pas les mêmes effets, car elle sera mise en œuvre par des autorités judiciaires moins dissuasives, et qui ont peut-être moins d’arrière-pensées d’ordre économique. Ce qui pose la question du niveau auquel ce type de sujets doit être géré : il est probable que seule la création d’une Agence Européenne Anti-Corruption, pouvant saisir une juridiction européenne, s’appuyant sur une législation européenne, permettra de lutter efficacement contre la corruption internationale. La loi Sapin 2 a comme principal défaut d’être française…

 
Cet article a été publié dans le numéro 351 (juillet-août 2017) de la revue finance&gestion.