Sécuriser un financement avec un collatéral est moins sûr qu’on pense
Il est entendu qu’un prêt adossé à une sûreté réelle ou gage (ce qu’on désigne maintenant du terme anglais de « collatéral ») est moins risqué qu’un prêt sec sur le bilan d’une entreprise ou sur une personne physique. Le prêteur peut toujours saisir le bien ou l’actif financier mis en gage en cas de défaut sur les paiements, que ce soit par voie directe ou au terme d’un processus légal. Cela explique le très grand succès de la finance gagée sur des actifs, physiques ou financiers. Elle forme, de très loin, la part la plus importante des crédits à l’économie (immobilier ou achat de biens d’équipement pour les particuliers, affacturage, crédit-bail, financement aérien, maritime, de matières premières… pour les entreprises). Son recours s’étend de façon croissante au monde obligataire, avec les obligations hypothécaires et les billets de trésorerie adossés à un schéma de titrisation. Pour le secteur financier, elle est le mode quasi exclusif de financement interbancaire, les banques remettant toujours des actifs financiers en garantie, et exclusif pour les relations avec la banque centrale, par le mécanisme de l’escompte.
Il est donc stupéfiant de voir la méconnaissance, sinon le dédain, avec lequel les manuels de finance les plus courants négligent les financements structurés avec collatéral. Ils en restent encore au modèle standard de l’explication du financement de l’entreprise, à savoir les diverses variantes du modèle de Modigliani-Miller, où la dette est simplement assise sur une promesse de remboursement à partir des flux de trésorerie de l’entreprise.
Etant un financement plus sûr pour le prêteur, il s’agit en principe d’un financement moins cher pour les emprunteurs. De plus, ce financement est vertueux puisqu’il incite fortement l’emprunteur à honorer son emprunt, sous peine de se voir saisir son gage. Peut-être même davantage qu’un prêt ouvert sur le bilan de l’entreprise. Dans ce dernier cas, la seule manière pour le créancier de forcer le paiement, c’est de mettre l’entreprise en faillite, une arme si extrême qu’il hésite parfois à l’utiliser.
Evidemment, quand un prêteur arrive à obtenir un collatéral de son emprunteur, il dégrade la position des créanciers non sécurisés. Selon une logique à la Modigliani-Miller, le risque total reste le même et n’est que basculé du prêteur sécurisé au prêteur non sécurisé. Cela explique la réticence des banques à voir leur client consentir des garanties sur des actifs de l’entreprise, par exemple refinancer son poste client auprès d’un factor. Mais même cela n’est pas certain : si l’entreprise répugne à voir saisir son gage, elle sera plus diligente à garder une situation de trésorerie suffisante pour payer dûment tous ses créanciers, qu’ils disposent ou non de gages. Donc moins de risque sur toute la ligne.
Dans un article récent1, Schleifer et Vishny, ne sont pas forcément de cet avis. Ils soulignent que ce mode de financement est porteur d’un risque systémique qu’on ne peut désormais plus négliger : celui d’être procyclique et d’accentuer la détresse du secteur financier en cas de crise de liquidité, comme ce qu’on a connu avec la crise de 2007-2009. Le mécanisme à l’œuvre est simple. En cas de montée des risques, on observe une dégradation de la qualité et de la valeur des actifs donnés en gage, ce qui risque de pousser l’ensemble des emprunteurs à vendre les actifs pour répondre aux appels de marge ou aux besoins de remboursement, et peut donc déclencher une spirale baissière sur le prix des actifs. Cette dernière renforce la difficulté première du secteur économique qui empruntait en mettant ses actifs en gage.
Le mécanisme est bien étudié pour le financement aérien. En cas de choc transversal sur le transport aérien (choc pétrolier, menace d’une guerre…), l’ensemble des compagnies aériennes voient baisser la valeur d’usage de leur flotte. Celle-ci est habituellement financée par endettement gagé sur les avions. Une compagnie en difficulté va donc être conduite soit à vendre ses avions (qui sont au demeurant sous-utilisés en raison de la crise), soit à les remettre à sa banque prêteuse. Or, dans une telle conjoncture, les acheteurs se font rares. Les acheteurs stratégiques (les concurrents transporteurs) se sont retirés parce qu’ils subissent les mêmes difficultés conjoncturelles ; les financiers ou les arbitragistes n’achètent les avions qu’avec une décote. Par conséquent, un tel contexte conduit à une chute générale du prix des avions sur le marché secondaire. Et ce processus est cumulatif, les prêteurs réalisant alors que les compagnies aériennes sont moins riches qu’ils pensaient, ce qui dégrade encore les ratios de couverture des prêts et poussent à ce qu’on appelle alors des « ventes à la casse » ou des « fire sales », du terme anglais qui désignait à l’origine les ventes à prix cassé des marchandises d’un entrepôt qui avait subi un incendie. En conséquence aussi, les banques prêteuses voient leur bilan fortement fragilisé.
On a donc un paradoxe : aucune banque ne songerait à abandonner le prêt sur actif en matière de financement aérien ; pourtant toutes collectivement en subissent les contrecoups systémiques en cas de récession dans le secteur.
On pourrait se demander pourquoi la banque qui saisit l’avion le revend aussi vite, à prix cassé ? Pourquoi ne le porte-t-elle pas sur son bilan ? La réponse est double : d’une part, elle est elle aussi financièrement contrainte, puisque tout le secteur est à la peine. Mais il y a aussi, d’autre part, un aspect tactique, lié au manque de coordination : la première banque qui vend ses avions en tire un prix encore soutenu, mais ses ventes provoquent une chute du prix. La banque qui s’est au contraire assise sur ses avions subit une décote sur son stock. Il ne vaut donc mieux pas être le dernier à vendre, d’où le phénomène de ruée vers la sortie, similaire dans son mécanisme au « bank run » des crises bancaires.
J’en prends pour contre-exemple les banques espagnoles qui portent aujourd’hui un immobilier massif sur leur bilan et qui, jusqu’à présent, n’ont pas revendu massivement. Sagesse et discipline de leur part ? Je soupçonne que la Banque d’Espagne, dont on sait qu’elle est très interventionniste, les incite à conserver le stock ou du moins à s’entendre pour refuser des fortes baisses de prix. C’est peut-être sage du point de vue de la santé du système financier, moins sur la possibilité d’une sortie rapide de la crise immobilière.
Et pour le secteur financier ?
Ce qui est grave pour le financement aérien l’est encore plus pour le financement du secteur bancaire, dont on a vu qu’il est en général gagé sur des actifs financiers ou sur des portefeuilles de prêts. Parce qu’ici se surajoutent les mécanismes d’appel de marge (si la valeur du collatéral baisse, l’emprunteur est obligé de renforcer son gage ou de faire un complément en cash).
Le phénomène déclencheur des ventes à la casse n’est alors plus le seul défaut de la contrepartie, qui oblige le prêteur à saisir le gage. Il suffit d’une baisse exogène de la valeur du collatéral, comme il en advient en cas de crise conjoncturelle ou financière, pour enclencher le mécanisme : appels de marge accrus, d’où nécessité de combler la différence en cash ; d’où nécessité pour trouver du cash de vendre des actifs financiers ; d’où à nouveau baisse du prix des actifs. Et la banque qui ne vend pas parce que capable de porter les actifs en subit quand même les moins-values et donc est incité à participer au mouvement vendeur, au moment où il manque de contreparties acheteuses sur le marché.
Ces phénomènes de purge n’adviennent que si le choc primaire est important et si les banques sont déjà extrêmement endettées. Elles perdent alors toute flexibilité et participent aux spirales baissières. La débandade financière de la fin 2008 s’explique ainsi : le choc initial a été la rupture, au total anecdotique, d’une tuyauterie dans le Sud des Etats-Unis (les subprimes) ; mais ce choc est advenu alors que les banques avaient toutes déjà des bilans très chargés, sans que le régulateur y prenne garde. Les banques commerciales se sont de plus toutes engagées dans le refinancement des tranches senior des programmes de titrisation, et en y rajoutant du levier, comme on l’a vu par le mécanisme des emprunts collatéralisés2.
On accuse bien légèrement les règles comptables d’avoir accentué le phénomène, mais quelle banque aurait renoncé pour elle-même aux appels de marge que lui devaient ses débiteurs ? Quelle banque aurait voulu continuer à porter des actifs dont le prix partait en spirale ? Quelle banque centrale aurait accepté de renoncer à une collatéralisation appropriée ? Quel superviseur n’aurait pas calculé la valeur des fonds propres et des garanties reçues par la banque aux prix de marché ? Tout cela est logique quand le marché est liquide, mais devient corrosif quand il se disloque.
C’est clairement un défi pour les régulateurs. Ne doivent-ils pas imposer un changement des règles du jeu, notamment pour limiter l’automatisme des appels de marge ? De donner un poids moins important à l’économie de fonds propres qu’apportent les collatéraux ? De restaurer à sa due place, moyennant rémunération appropriée, les financements non sécurisés dans les relations interbancaires ?
1. Schleifer, Andrei, and Robert Vishny, 2011, « Fire Sales in Finance and Macroeconomics », Journal of Economic Perspectives, vol 25, n°1, Winter, pp. 29-48. Disponible sur internet.
2. Comme ces tranches de titrisation étaient considérées comme des titres financiers, éligibles au trading book (dans le jargon de la régulation), leur coût en fonds propres était minime. La bourde des régulateurs a été énorme.