Les États-Unis parfois nous fascinent autant qu’ils nous choquent. Les systèmes de retraite sont partout en crise sous l’effet de la démographie et d’une productivité paresseuse. Mais aux États-Unis, la crise prend un tour particulier, fortement lié à la forte inégalité des revenus que tolère le pays.

Le système par répartition est redistributif

L’origine rooseveltienne de l’assurance retraite aux États-Unis, c’est la sécurité sociale, un concept que ce pays a largement inventé en 1935. Le socle de base en matière de retraite, ce sont donc des retraites à prestations garanties, financées sous forme de répartition par une cotisation assise sur les salaires[1]. Aujourd’hui, pour le décrire rapidement, les cotisations s’élèvent à 12,5 % du salaire, mais les prestations gardent ce cachet délicieux des temps où l’on se souciait au premier chef de la redistribution : le taux de remplacement dépend fortement du salaire d’activité. Ainsi, une personne qui a cotisé toute sa vie en étant au salaire minimum de Californie aura un taux de remplacement de 72,6 % si elle part en retraite à 67 ans. Mais ce taux sera de 27,5 % pour qui reçoit un salaire correspondant au taux d’imposition le plus élevé, et de 49,5 % si le salaire est la moitié du précédent. 67 ans, c’est tard, ce qui souligne une dernière caractéristique du système : une très forte incitation à retarder son départ en retraite : par exemple, pour un salaire élevé, différer de 62 à 67 ans son départ accroit sa retraite de 44 %. Voilà une idée qui aurait pu inspirer le président Macron et éviter un pathos inutile lors de la récente et traumatique réforme française des retraites.

Il existe aussi des retraites par capitalisation à prestations définies (c’est-à-dire garantissant une proportion prédéterminée du dernier salaire) mais ce système ne subsiste plus que dans les secteurs fortement syndiqués. Il subit en effet, par l’engagement fixe qui est pris, un fort risque de marché que les entreprises, et leurs actionnaires, préfèrent laisser à leurs salariés.

Les fonds 401(K) sources d’inégalités

Un très obscur article du code des impôts, introduit négligemment lors du Revenue Act de 1978 avec effet en 1980, allait bouleverser les choses. Nous nommons ici le 401(k). Il s’agit d’un système de retraite à cotisations définies (le rendement n’est pas garanti ; il est celui observé ex post sur les marchés) proposé aux particuliers sous forme de comptes individuels dans des fonds d’investissement, le plus souvent proposé par l’entreprise qui les emploie. Il y a plus de 700.000 fonds 401(k) maniant plus de 7 Tr$ à ce jour.

La cotisation au fonds est déductible d’impôt, mais le montant qu’on peut placer est borné : pas plus de 23.000$ l’an, davantage si l’entreprise accepte de cotiser aux côtés de son salarié, auquel cas la cotisation déductible d’impôt, tant pour le salarié que pour l’entreprise, peut atteindre 69.000$.

L’attractivité de la chose a vite été comprise par les entreprises. Puisqu’il y avait désormais ce système de comptes individuels, il n’était plus besoin d’accroître les cotisations à la sécurité sociale pour maintenir le niveau des retraites face à la progression de l’espérance de vie des retraités. On a donc gardé ce taux de cotisation de 12,5 % du salaire. Un chercheur du Manhattan Institute raconte que ce sont les politiques venant des états du sud des États-Unis (des Démocrates à l’époque !) qui refusaient tout changement, de peur que les Noirs profitent d’une telle générosité pour travailler moins.

En effet, avec 12,5 % du salaire, on est loin du niveau propre à assurer des retraites confortables, avec la démographie d’aujourd’hui et la variabilité des carrières, laissant pour beaucoup des périodes de non-cotisation. Des taux de remplacement raisonnables exigent en Europe un taux de cotisation au-dessus de 20 %.

Le système marche donc sur les deux pieds qu’on a décrits, mais avec les conséquences qu’on pouvait en attendre. D’abord, les cotisations 401(k) ne sont pas obligatoires. Beaucoup omettent de cotiser au système selon le biais classique de la préférence pour le court terme : demain n’arrive jamais ! Ensuite, ce sont les entreprises les plus rentables et les mieux installées qui mettent en place l’abondement au 401(k) de leurs salariés (on observe la même chose en France s’agissant des complémentaires santé). Enfin, à la fois la décote fiscale (par le jeu des taux marginaux d’impôt) et le montant qu’un salarié peut cotiser libre d’impôt sont croissants avec le niveau du revenu. Si donc le régime de sécurité sociale est redistributif, le 401(k) joue très fortement au profit des salariés les mieux payés et les mieux sécurisés dans leur trajectoire professionnelle.

Les États-Unis ont certes mis en place, avec Medicare et Medicaid des filets de sécurité importants pour les personnes âgées démunies. Mais le problème concerne la classe moyenne inférieure. On estime à 40 millions aujourd’hui les personnes de la classe moyenne qui devront se satisfaire de retraites caractéristiques d’un certain niveau de pauvreté. Des voix s’élèvent pour réduire l’avantage fiscal du 401(k) comme de la sécurité sociale pour les hauts revenus. Manifestement, le système de pensions réclame un toilettage très vigoureux.

Répartition = Capitalisation ?

Une remarque finale sur un point qui déconcerte souvent. Il s’agit de la propriété de base qui veut qu’au premier ordre les systèmes de capitalisation sont équivalents aux systèmes de répartition. Si les actifs financiers travaillent à 4 % en bourse et que les salaires progressent également à 4 % l’an, alors il est indifférent de placer une même somme dans un fonds qui vous assure ces 4 % au terme de trente ans, ou bien de toucher une fraction d’un salaire futur ayant crû à 4 % sur la période. En gros, l’égalité est assurée si le taux de rendement du capital est égal au taux de croissance de l’économie, ce qui ne s’éloignait pas trop, sur longue durée, de la réalité empirique, même si le point est débattu. Pas de mystère : quel que soit le mode de financement, le niveau des retraites dépend du rapport entre le nombre de bouches à nourrir et le nombre de bras qui travaillent à les nourrir.

Bien sûr, le « premier ordre » ne raconte qu’une partie de la chose. La part des salaires peut diminuer en proportion du PIB (et donc les salaires progresser moins que le taux de croissance) ; les rendements financiers sont volatils; un régime de répartition ne « place » par définition que sur des « actifs » résidents (les salariés du pays) alors qu’un fonds peut investir à l’étranger. Et le mode de partage des risques est loin d’être indifférent : est-ce l’État qui subit et compense la variabilité de l’économie, de la démographie ou des marchés ? ou les entreprises ? ou les retraités et futurs retraités ?

C’est pour cela que la recommandation générale, par exemple de l’OCDE, est de diversifier les assiettes et les modes de prestation des retraites : prestations ou cotisations définies, capitalisation ou répartition, fonds individuels ou collectifs… Et bonnes incitations à la clé, notamment sur l’âge de départ à la retraite.

 

[1] Avec un mécanisme de capitalisation associé assez efficace. Pour assurer l’équilibre financier du système (cotisations et prestations ne s’égalisent pas forcément à un moment précis), la Sécurité sociale investit une partie des cotisations dans des fonds investis sur les marchés. Le système repose donc sur deux assises très peu corrélées sur le court terme : l’évolution des salaires et le rendement des marchés. La France avait initié avec retard un tel système qui a été démantelé à tort vers le milieu de la décennie 2000.

 

Cet article a été publié sur Variances le 16 mai 2024.