Refermant l’excellent livre qui vient de paraître sous la houlette du Cercle Turgot et du Labex[1] (Le shadow banking, Eyrolles, 2015), et auquel a contribué Dominique Chesneau, membre du comité de rédaction de Vox-Fi, je me disais que le terme de shadow banking est un des plus stupides que la finance ait pu inventer, elle qui pourtant brille à ce jeu des vocables idiots. La traduction française, finance parallèle ou finance de l’ombre, n’est pas meilleure.

Voici pourquoi, me reposant pour partie sur le très bon chapitre du livre écrit par François Baudu et Constantin Mellios.

Pour un agent non financier, il y a deux canaux pour se financer : 1- un canal direct (j’émets une obligation ou une action souscrite par un épargnant non financier) ; et 2- un canal indirect (j’obtiens un crédit d’une institution appelée banque, qui à son tour se refinance en levant des fonds sous forme de dépôts bancaires auprès d’un épargnant non financier). On note, pour le canal indirect, qu’il y a un bilan, celui d’une banque, qui s’interpose entre l’emprunteur et le prêteur, c’est-à-dire dans le jargon qui les « intermédie ».

Mais il y a un troisième canal qui regroupe tout ce qu’il y a d’hybride entre le canal direct et le canal indirect, ou dit autrement tout ce qui requiert l’intermédiation d’un bilan, mais cette fois d’un bilan non bancaire. La porte est alors ouverte à un périmètre très variable qui couvre de multiples situations, dont ces deux principales :

  • L’épargnant non financier ne souhaite pas acquérir en direct les titres mais, pour des raisons de mutualisation, préfère acquérir des parts d’un fonds qui acquiert les titres en direct. Il s’agit d’un pooling d’épargne. Un exemple sera un fonds d’investissement, une SICAV, un holding financier, une compagnie d’assurance-vie…
  • L’emprunteur est de trop petite taille pour placer par voie directe un titre financier (Mme Michu ne peut lancer une obligation pour financer l’achat de sa prochaine machine à laver). Elle doit recourir à un crédit bancaire. Un intermédiaire, en général un fonds de titrisation, acquiert donc les multiples prêts consentis par la banque à tous les petits emprunteurs et les refinance par voie directe sur les marchés auprès d’épargnants non bancaires, ou, par voie indirecte, auprès du bilan d’une banque ou d’un fonds d’épargne. On parle de pooling de dette. Un exemple type sera un fonds de titrisation de prêts à la consommation. On note dans ce cas que la banque se limite à un rôle de collecte des crédits qui sortent aussitôt de son bilan.

C’est à ce troisième canal qu’on donne le nom de shadow banking. Il s’agit simplement d’un financement intermédié (puisqu’il y a un bilan – et parfois plusieurs – entre l’emprunteur et l’épargnant) mais non bancaire. Ce type de financement a toujours existé historiquement, de sorte qu’on ne voit pas en quoi il mérite un nouveau nom, si dépréciatif de surcroît. Il faut surtout relever que le canal direct n°1 est en voie de disparition : il devient rare qu’un épargnant, entreprise ou ménage, place directement ses fonds en achats d’obligations ou d’actions individuellement identifiées. Il préfèrera une SICAV ou une assurance-vie, etc., et donc un portefeuille de titres choisis ou non par le gérant. En voie de disparition… sauf si le crowd-funding (financement de particulier ou d’entreprise par des particuliers) devait prendre un extension qu’on mesure mal aujourd’hui. (Mais il y a fort à parier que dans cette hypothèse, il se mettrait immédiatement en place des fonds spécialisés en placement en crowd-funding, si puissante est la tendance à l’intermédiation.)

 

On pourrait donc dire qu’il n’y a que deux canaux de financement : les banques et les non-banques.

Pourquoi maintenir une différence entre l’intermédiation bancaire et l’intermédiation non bancaire, puisqu’il y a dans les deux cas un bilan qui s’interpose dans l’acte de financement ? Au vu des mots suspects de shadow ou parallèle ou ombre (pourquoi pas contrebandier ou mafieux ?), les gens répondent : « pour échapper à la règlementation qui pèse sur les banques ! ». C’est idiot, puisque cela nie à la fois le rôle très spécifique que conservent les banques, et la fonction économique indispensable que joue le pooling, soit des dettes, soit des créances. C’est pourtant le premier motif que retient Christian de Boissieu, habituellement mieux inspiré, dans un des chapitres du livre. Si le motif règlementaire existe, il s’efface vite devant des raisons plus majeures.

En effet, la banque garde deux privilèges, celui de créer de la monnaie, ce que n’ont pas les non-banques, fonds d’investissement, sicav ou fonds de titrisation ; et celui de gérer le système des paiements. Pour rappeler des choses simples, mais qu’on oublie toujours, si la banque consent un crédit de 100 à un nouveau client non financier, elle lui ouvre instantanément un compte avec un montant de 100 en dépôt à vue. (Elle inscrit à son actif une créance de 100 et à son passif une dette (celle du compte à vue) de 100.) La monnaie (ou le crédit) est fabriquée ex-nihilo[2].

Or, lors d’un financement direct, il n’y a pas création monétaire : il s’agit simplement d’un transfert de fonds d’un agent créancier à un agent emprunteur. Les effets économiques sont donc très différents.

En pratique, les choses sont un peu plus compliquées : la banque ne peut pas créer de la monnaie à l’infini parce qu’elle est soumise à des forces de rappel nombreuses, qui permettent à la banque centrale de contrôler – plus ou moins bien – l’offre de monnaie. Notamment celle-ci : la banque est contrainte à financer un certaine partie des 100 par des fonds propres, ce qui l’oblige à aller chercher des fonds auprès des épargnants, c’est-à-dire par finance directe.

Côté paiements, le modèle classique de la banque commerciale est d’associer à la fonction crédit une fonction gestion des comptes à vue, c’est-à-dire gestion des moyens de paiements. Pour simplifier, la banque se finance par ses dépôts, dépôts sur lesquels elle est tenue en contrepartie de maintenir une liquidité et une garantie en capital absolus. Un compte à vue vaut monnaie dans nos régimes modernes de monnaie fiduciaire.

Pour résumer, le canal bancaire est le seul à créer de la monnaie, mais reste soumis à l’obligation d’aller se financer sur l’épargne existante. Les deux canaux non-bancaires, intermédié ou direct, ne créent pas de monnaie et ne font que véhiculer, comme dans une tuyauterie, l’épargne d’un agent à l’autre ou bien solliciter des crédits de la part des banques.

La grande conséquence, c’est que, du point de vue de la régulation monétaire, le canal non bancaire est un non-sujet : la Banque centrale conserve toute possibilité de contrôler, plus ou moins bien, le crédit consenti, c’est-à-dire la monnaie nouvelle émise. Il lui suffit de contrôler les institutions auxquelles il donne le privilège de faire du crédit refinançable auprès de la banque centrale. De plus, comme le financement non bancaire est très largement refinancé par les banques, la banque centrale conserve – si elle le veut bien – un regard sur le secteur financier non bancaire : il suffit de contrôler étroitement le crédit que font les banques à celui-ci.

Faut-il règlementer et surveiller durement les banques ?

Oui, en raison des obligations qu’elles ont contracté vis-à-vis des déposants et de l’impossibilité pratique qu’ont les déposants d’exercer eux-mêmes la discipline nécessaire. De même, l’autodiscipline des marchés est fortement insuffisante. Le régulateur est donc l’agent bienveillant des créanciers des banques.

Sa règlementation va dans trois directions : – surveillance de la qualité des actifs au bilan, par des règles de bonne mutualisation ; –  surveillance de la solvabilité en veillant à des fonds propres suffisants pour faire face aux chocs inattendus et à un bon provisionnement pour faire face aux chocs statistiques ; – surveillance de la liquidité sachant la garantie qu’elle a donné à ses déposants. C’est d’autant plus important qu’en cas de doute sur la qualité de crédit d’une banque, les déposants se ruent vers la porte, la banque tombe en faillite, et les effets sur le reste du système bancaire sont immenses. « Quand on s’interroge sur le crédit d’une banque », avait coutume de dire Bagehot, l’inventeur en quelque sorte des règles modernes de banque centrale, « c’est qu’elle n’a plus de crédit. »

Faut-il règlementer le financement intermédié non bancaire ?

Évidemment, et on le fait déjà massivement pour les fonds d’investissement, les fonds communs de placement et Sicav, les compagnies d’assurance, etc. :

  • au titre de la protection des épargnants, sur la qualité des titres émis par les fonds,
  • au titre du risque de crédit, par la surveillance de la bonne diversification des actifs,
  • au titre de la liquidité, par le maintien de fonds propres (pour les assureurs par exemple) ou plus communément par des ratios de cash détenu à l’actif pour les Sicav.

Faut-il règlementer davantage ?

Certainement aussi, notamment dans les pays émergents. Le risque de liquidité est le plus important. Il semble énorme et très mal contrôlé dans la finance chinoise : quantité de boutiques se sont ouvertes, en raison du manque de flexibilité des banques, et financent des obligations assez longues des entreprises avec des comptes à court terme, très bien rémunérés (en effet, c’est le déposant qui assume tout le risque !). Si l’économie se retourne, on peut assister à une ruée vers la sortie qui va mettre ventre à l’air quantité de ces fonds. Le risque devient systémique. Et la crise de 2008 illustre un risque collatéral. En cas de ruée, le fonds, qui est tenu de rester liquide, vend en premier ses titres les plus liquides… par définition. Il lui reste ensuite le fond du tonneau, c’est-à-dire les titres les moins liquides, dont il ne peut se débarrasser que par une vente à la casse. Il en résulte un effet domino, les actifs financiers étant pris en bloc dans une chasse d’eau qui fait sombrer toutes les valorisations. De la même façon, si un acteur non bancaire devient trop gros (cas célèbre de LTCM, cet immense hedge fund américain qui a sombré à la fin des années 90), les questions de « too big to fail » se posent pour les banques comme pour les non-banques. Un des moyens simples de contrôler cette liquidité est d’imposer que les épargnants qui placent leurs fonds dans certains véhicules à risque ne disposent que d’une liquidité limitée, avec des contraintes de durée minimale de placement. Par exemple, l’assurance-vie en France, pour les contrats dits en euros, laisse le loisir d’une trop grande liquidité. Elle ne doit pas s’étonner que le superviseur bruxellois exige d’autant plus de fonds propres.

Il est donc légitime que le régulateur réclame un renforcement d’une part des informations qui lui pour qu’il dispose d’une vue centrale sur la localisation des risques ; d’autre part de règlementations qui réduisent certains des trois risques identifiés plus haut. Par contre, il est impensable que les banques soient les seules à disposer de la fonction de financement intermédié de l’économie. L’intérêt collectif est qu’elle garde les fonctions qui lui sont spécifiques : accorder du crédit à partir des dépôts ; et gérer les moyens de paiements, deux fonctions qui exigent une règlementation très spécifique.

[1] Laboratoire d’excellence sur la régulation financière, fondé à l’initiative du CNAM, de l’ENA, de l’Université Paris I et d’ESCP Europe. L’ouvrage a été piloté par Constantin Mellios et Jean-Jacques Pluchart.

[2] La création monétaire est réversible : lors du remboursement de l’emprunt, la monnaie est détruite. C’est pour cela que la masse monétaire progresse en gros, en temps normal, comme le volume des transactions à effectuer.

Cet article a été publié une premier fois sur Vox-Fi, le