L’association EACT (European Association of Corporate Treasurers) s’inquiète des projets bruxellois de réglementation des marchés dérivés, craignant qu’ils conduisent à éliminer de fait les marchés dits OTC ou de gré à gré, de ces produits. Voir son communiqué : « Les plus grandes sociétés européennes s’unissent contre le projet de réglementation sur les produits dérivés. »

De quoi s’agit-il ? Couvrir une position financière passe le plus souvent par l’achat d’un produit dérivé. Ce dérivé est soit négocié de façon standard sur un marché organisé, soit fait sur mesure par une banque. On parle dans ce dernier cas de produit OTC.

Le produit OTC a deux avantages sur le produit standard :

  • La banque adapte son produit au plus près du besoin de l’entreprise, rendant la couverture plus efficace et le « risque de base » (le risque que l’instrument de couverture ne corresponde pas exactement au sous-jacent à couvrir) plus faible.
  • La banque n’impose le plus souvent pas à l’entreprise de constituer des appels de marge, c’est-à-dire des garanties cash, en cas d’évolution défavorable du sous-jacent.

Ajustement de la couverture et liquidités épargnées pour l’entreprise, voilà ce qui est à la base de l’immense succès de ces marchés pour la couverture des entreprises non financières. Toute réglementation dont l’effet serait de pénaliser les marchés OTC serait donc pénalisante aussi pour les entreprises.

A voir ! Regardant l’avers de la médaille, les marchés organisés ont deux supériorités sur les marchés OTC :

  • Les produits échangés sont standardisés, condition première de la liquidité du marché, alors que les produits OTC sont spécifiquement fabriqués par la banque.
  • La sécurité et donc la liquidité du marché sont assurées par un mécanisme intégré d’appels de marge, de façon à ce que les risques de contrepartie soient limités au maximum.

La standardisation apporte la transparence sur les prix, sur les mouvements du marché, voire sur les acteurs qui interviennent. Les marchés OTC sont plus opaques et moins sûrs, et font, comme l’a montré la faillite de Lehman, porter un risque systémique sur l’économie au cas où une contrepartie importante fait défaut. Il n’y aurait pas de marché OTC s’il n’y avait pas de marchés organisés : la banque qui offre le service OTC a elle-même le besoin de se couvrir, et le fait très souvent sur des marchés organisés1. Son intérêt n’est donc pas une généralisation des marchés OTC, qui augmenterait pour elle le coût et l’insécurité de sa couverture. De plus, quand la banque rend un service OTC, c’est elle qui gère le risque de base de façon à le minimiser, par des couvertures appropriées. Si elle n’exige pas de couverture en appel de marge, c’est qu’elle l’intègre dans un crédit qu’elle fait, explicitement ou non, à l’entreprise.

Partant, les trésoriers d’entreprise auraient tort de craindre une pénalisation des marchés OTC. Trois premières raisons à cela :
1. L’hypertrophie des marchés OTC pénalise précisément le développement des marchés organisés, qui pour cette raison sont moins liquides et proposent moins de produits propres à affiner les couvertures.
2. Si la banque arrive à limiter le risque de base par des couvertures complexes, pourquoi le trésorier (celui d’une grande entreprise bien sûr) ne le pourrait-il dans la plupart des cas ?
3. Surtout, les marchés OTC sont opaques. Le trésorier pourrait dire qu’il se moque d’une certaine façon de l’insécurité systémique que cela crée (ce n’est pas son travail). Par contre, il ne peut pas être indifférent au fait que c’est largement cette opacité qui permet aux banques d’engranger leurs surprofits, et aux banquiers ou traders qu’il a en contrepartie de toucher des rémunérations qui sont des multiples de la sienne.

Reste que certaines entreprises n’ont pas la capacité de faire les couvertures idoines « à la maison » ou préfèrent simplement sous-traiter ces opérations. Soit ! Que la banque le fasse. Bénéficiant d’économies d’échelle, la banque développe à l’évidence une compétence hors de portée de la plupart des entreprises. Mais que ce soit fait en toute transparence. La généralisation des marchés organisés permet précisément de connaître le prix exact de chaque brique dans une couverture complexe. Elle permet au trésorier qui ne veut pas faire chez lui la couverture appropriée, de connaître avec exactitude le coût de fabrication de ce qui lui est facturé, de connaître en particulier le coût du risque de crédit incorporé dans les swaps. Et donc de mieux faire jouer la concurrence, même s’il ne se prive pas aujourd’hui, aidé par les Bloomberg et Reuters, d’aller chercher le mieux disant. Les surprofits des banques d’investissement par rapport au reste de l’économie ont l’effet d’une taxe sur le secteur non financier. C’est largement par dispersion et négligence des entreprises qu’il en est ainsi. Si les entreprises sont démunies une par une contre cette position de force, qu’au moins elles se félicitent si, pour une motivation tout autre, le régulateur veut y mettre bon ordre.

Reste aussi que le financement des appels de marge est coûteux pour l’entreprise. C’est vrai, mais il serait faux de croire qu’au prétexte que l’appel de marge est implicitement incorporé au produit OTC, il n’y a pas de coût de financement. Il est préférable d’extérioriser ce besoin de crédit et d’en mesurer le coût. Autrefois, quand l’accès à la liquidité n’était jamais mis en question, les banques se moquaient un peu d’une facturation fine de ce coût de financement. D’autant plus que les rapprochements quotidiens trésorerie / position de salle étaient (et restent) d’une grande lourdeur et n’étaient souvent tout simplement pas fait, y compris dans les plus grandes banques, comme l’affaire Kerviel l’a montré. Il est certain qu’aujourd’hui encore, avec l’ouverture à tout va des guichets de la BCE, les banques ont un accès à la liquidité que sont loin d’avoir les grandes entreprises. On imagine les difficultés qu’auraient aujourd’hui EADS ou France Telecom à financer directement sur les marchés leurs appels de marge. Il en ira de moins en moins ainsi. La liquidité va devenir plus rare, y compris pour les banques et les distorsions réglementaires qui pénalisent les marchés organisés vont fortement s’atténuer. Certaines banques commencent d’ailleurs à faire des appels de marge sur des positions de contrats OTC.

On peut enfin avancer une quatrième raison, certainement sujette à discussion, pour laquelle les trésoriers peuvent souhaiter favoriser l’éclosion de marchés organisés puissants :
4. Il n’est pas forcément utile de chercher à tout prix la couverture parfaite opération par opération. Le service cousu main OTC est assez souvent une sur-assurance inutile.

Il faut bien sûr que la couverture reste dans les limites de l’ « efficacité » au sens des normes comptables, en raison de la mauvaise prise en compte aujourd’hui de la macro-couverture par ces mêmes normes. Mais il y a un arbitrage entre efficacité et coût. Améliorer à la marge la qualité d’une couverture déjà efficace à 97,5 % est coûteux et il peut être judicieux de tolérer un certain mismatch ou risque de base. De plus, pour une entreprise assez grande, faisant de multiples opérations de couverture, la loi des grands nombres fait souvent une partie du travail et une position longue est souvent annulée par un ensemble de positions courtes dispersées dans le reste du bilan. C’est le mismatch global qu’il faut surveiller. Les banques d’investissement empochent d’ailleurs la prime d’auto-assurance que leur gros bilan leur permet. Il est donc absurde pour les entreprises de la leur rétrocéder quand le travail peut être fait aisément à la maison. Il y a ici un rôle croissant pour la profession de trésoriers, qui exige une technicité nouvelle et qui les met en piste pour être Chief Risk Officer, une fonction en plein essor dans les entreprises non financières et pour laquelle les profils quantitatifs et l’expérience des marchés que cultivent les trésoriers sont particulièrement adaptés. A eux de gérer, en lien avec le directeur financier, l’équilibre ALM du bilan de l’entreprise, y compris demain pour d’autres classes de risque que le risque de marché.

Il importe au total que les trésoriers d’entreprise s’interrogent sur un certain excès d’externalisation constaté sur la décennie passée, par lequel les banques ont été mises abusivement au poste de pilotage sur la trésorerie. Si sous-traitance il doit y avoir, il faut que les coûts apparaissent clairement. Quitte à choquer certains, il serait souhaitable que la partie de « pur service » du produit de couverture vendu par les banques apparaisse en comptabilité comme ce qu’il est, c’est-à-dire un coût d’exploitation de l’entreprise, et qu’il ne soit pas masqué dans les replis du bilan. A se voir coller la « douloureuse » sur la table, on n’oublie plus de la regarder.

Quitte à militer pour les marchés standardisés, j’aurai plus attaquer les banques sur les points suivants :
– Volonté de leur part de demander des appels de marge sur les produits que l’on a traiter ensemble,
– Transparence sur le risque de crédit qu’elles intègrent dans les cotations de swaps par exemple.
– La revue des contrats ISDA et FBF sur les notions entre autres de cross default de la banque vis-à-vis de l’entreprise (auparavant c’était plutôt l’inverse).
– Définir quelques produits dérivés à inclure dans des marchés standardisés mais pas tous.

 

1. Elle le fait aussi massivement sur le marché OTC interbancaire, par un jeu d’échanges et de contre-échanges, ce qui accroît crée les liens systémiques au sein de l’industrie financière. Les corporates ne représenteraient que de 10 à 15 % du marché des dérivés OTC.