Lorsque Société Générale (SG) a informé le public avoir découvert les agissements du trader Kerviel, au début de l’année 2008, elle a sainement réagi en débouclant une position tellement importante qu’elle mettait en péril l’existence même de la banque

Les effets de ce débouclage rapide  se sont traduits par un perte de 6,3 Md€. Cette perte réalisée en 2008 a été comptabilisée sur l’exercice 2007, venant s’agréger à un profit de 1,4 Md€ latent au 31 décembre 2007. C’est alors le chiffre compensé  de 4,9 Md€ qui a circulé, repris  à l’envi par les médias sous le nom de perte Kerviel .

Or, il se trouve que ce basculement de la perte de 6,3 Md€ de 2008 sur 2007 contrevient de façon indiscutable aux normes comptables applicables, et notamment de façon explicite à la norme internationale IAS 10 applicable. C’est une perte de 2008.

Cependant, Société Générale  l’a fait supporter à 2007, allégeant d’autant 2008, qui repartait sur des  bases apparemment « saines », en tout cas quant à l’affichage.

Avant de se demander comment SG a procédé, il est légitime de se demander pourquoi. Plusieurs raisons plausibles peuvent être imaginées : mettre ce mauvais souvenir derrière soi, éviter de montrer un profit  alors qu’une perte ultérieure  était constatée avant même que le Conseil arrête les comptes. Mais on peut aussi penser qu’en  agissant ainsi on enfonçait un peu plus le trader, en faisant supporter toute la perte réelle à l’époque où il était présent dans l’entreprise. Ce qui, en le rendant plus noir, contribuait, nolens volens, à blanchir la hiérarchie de la SG. Il s’agit là d’une conjecture.

Pourquoi les 6,3 Md€ sont-ils une perte 2008 ?  La norme applicable aux «  événements survenus  après la clôture » (IAS 10 §11) classe explicitement «  la diminution de la juste valeur des valeurs mobilières entre la fin de l’exercice  et la date d’arrêté des comptes » parmi les événements qui n’ont pas d’impact sur les comptes à la clôture.

Ce fait n’était pas contestable, ni contesté par la SG. Il lui a donc fallu pour parvenir à ses fins, faire appel à une dérogation, connue sous le nom de « true and fair view  override » ou dérogation au nom de l’image fidèle, prévue par les normes elles-mêmes et, sous une forme proche, par la législation européenne et française. Il faut la lire dans son intégralité et peser chaque terme. :

«  dans les circonstances extrêmement rares où les dirigeants concluent qu’une disposition des  IFRS (les normes) serait si trompeuse qu’elle entrerait en conflit avec l’objectif des états financiers exposé dans le cadre conceptuel, l’entité n’appliquera pas cette disposition et agira comme prévu au paragraphe 20…. »

Ce paragraphe 20 demande que les dirigeants expliquent  en quoi le traitement normal était si trompeur et surtout qu’ils indiquent dans les notes annexes le traitement qui aurait été appliqué si la dérogation n’avait pas été utilisée, permettant ainsi au lecteur de reconstituer les comptes hors dérogation.

L’UTILISATION DE CETTE DÉROGATION ÉTAIT-ELLE APPROPRIÉE ?

La dérogation ne peut être utilisée que dans des cas extrêmement rares : on aimerait bien que les fraudes et autres dépassements de limites par des traders soient  extrêmement rares. Ce n’est hélas pas le cas. La rareté est une question de fréquence et non pas de montant. Et même si ceux-ci sont importants, SG affichait tout de même un bénéfice de 900 millions après imputation des 6,3 Md€ sur 2007. Elle n’était plus en péril après la liquidation de la position.

Le public aurait été aussi bien informé si la dérogation n’avait pas été utilisée.

La suite de la crise a d’ailleurs montré que des sinistres autrement importants n’ont toutefois pas donné lieu, heureusement,  à l’usage de cette dérogation.

Il n’est donc pas du tout évident, malgré l’accord final  des auditeurs et de toutes les autorités compétentes, que les conditions d’application extrêmement restrictives de cette dérogation aient été remplies. Le doute subsistera toujours à cet égard. SG a  suscité davantage de commentaires négatifs que positifs, surtout à l’étranger, en  tirant au  maximum sur la corde de de cette facilité légale. Le débat a d’ailleurs été relancé de savoir s’il faut maintenir dans les normes IFRS cette dérogation aux normes, sorte de contradiction interne. Une telle dérogation est d’ailleurs impossible en règles américaines.

CONSÉQUENCES ÉVENTUELLES SUR LE DÉROULEMENT DE L’AFFAIRE KERVIEL

A partir du moment où la perte dite « Kerviel » cumulée de 4,9 Md€ était réputée être de 2007, affirmation certifiée dans les comptes, époque où il était en poste dans la banque, son dossier devenait encore plus sombre. Oubliés les 1,4 Md€ de profits latents au 31 décembre 2007, oublié le fait qu’il n’était plus présent dans l’entreprise au moment du dénouement.

Or, si sa culpabilité n’a plus à être démontrée, l’indulgence dont ont bénéficié les dirigeants de SG ne laisse pas d’étonner. Ce sont eux, et non pas Kerviel, qui ont dénoué la position début 2008, transformant une perte latente en perte réalisée. Ils l’ont sans doute fait dans des conditions extrêmement difficiles, comme en atteste le montant. L’étendue de cette perte  pouvait varier d’heure en heure, voire de minute en minute, en fonction du timing et de la méthode choisis, et le temps était compté. Il est cependant  absurde de lier le quantum des dommages et intérêts réclamés à Kerviel  à cette perte à laquelle d’autres noms que le sien pourraient également être  associés. Il est heureux qui la Cour de Cassation ait depuis condamné cette méthode.

En outre, la perte subie en définitive par SG a été réduite par la déductibilité fiscale accordée, ce qui n’était pas acquis d’avance.

Chacun pourra se faire une opinion. Le fait de tordre les règles comptables normales au bénéfice d’une douteuse exception n’a-t-il pas nui à la neutralité comptable et introduit un biais, volontaire ou pas, dans les débats  autour de cette affaire ?