Nous avons regardé récemment “Free Solo“, ce super film sur l’ascension par Alex Honnold en solo intégral (pas d’aides, pas de cordes) d’El Capitan dans la vallée de Yosémite. Cela m’a fait penser, entre autres choses, à la croissance économique.

Aujourd’hui, les capacités des grimpeurs dépassent de loin celles d’il y a à peine une génération. L’histoire d’El Capitan sur Wikipédia a commencé par une ascension de 47 jours en 1958, qui utilisait pitons, cordes et toutes sortes d’équipement. Elle s’est poursuivi par la découverte de voies et de techniques nouvelles, pour qu’enfin Alex mette 3h56 dans son escalade en solo.

Pourquoi ne l’a-t-on pas fait bien avant lui? Il n’y a pratiquement pas de technologie en jeu. D’accord, un peu. Alex porte des chaussons d’escalade modernes, qui ont un caoutchouc très collant. Mais c’est tout. Et le caoutchouc raisonnablement collant existe depuis quelques centaines d’années. Il n’y a rien de technologique qui ait empêché les êtres humains de grimper comme cela depuis des milliers d’années. Alex, transporté en 1890, n’aurait peut-être pas pu franchir El Capitan en solo sans ses chaussons actuels, mais il aurait escaladé de grandes parois beaucoup mieux que quiconque.

De toute évidence, il y a eu une explosion de la capacité humaine à escalader, tout comme il y a eu une explosion de la productivité humaine, de nos connaissances sur la façon de faire les choses, dans des activités plus prosaïques et plus économiques. Et, à regarder l’histoire, le taux d’amélioration s’accroît au fil du temps.

Je pense que dans l’étude de la croissance économique, nous (et surtout nous dans la Silicon Valley) nous concentrons beaucoup trop sur les gadgets, et pas assez sur la connaissance, la simple façon dont l’homme fait les choses. La capacité de Southwest Airlines de gérer la rotation d’un avion en 20 minutes, si on la compare à ce qu’il fallait dans les années 1970 – ou encore aujourd’hui pour de nombreuses grandes compagnies aériennes – est tout aussi importante en termes de productivité que l’installation du dernier gadget. La croissance, c’est connaître la façon de faire les choses, qui parfois, mais seulement parfois, s’incarne dans les machines. Le solo intégral est un bel exemple d’une pure avancée de nos capacités et nos connaissances, complètement détachée des machines.

Et c’est bien de cela que nous parlent les théoriciens de la croissance.

Les externalités de connaissance

Lorsque quelqu’un apprend à faire une chose, et qu’il en transmet la connaissance à d’autres, alors les autres en profitent rapidement et le groupe avance.

Alex, comme Newton, escalade les épaules de géants. Comment arriver en haut du El Capitan? Il existe aujourd’hui de nombreux itinéraires établis. Une voie, comme le montre clairement le film, c’est une succession de corniches et de fissures incroyablement minuscules dans une paroi rocheuse de 900m que des grimpeurs expérimentés ont réussi à compiler. Alex n’a pas eu à tout redécouvrir et a retenu une voie établie.

De même, en 1958, personne ne savait que l’on pouvait rester suspendu par les doigts pour tirer parti de minuscules morceaux de roche. Ce savoir-faire, que montre bien le film, a émergé au fil du temps de la communauté des grimpeurs. Alex est incroyablement doué, mais il a appris des autres.

La transmission du savoir

On est tous mécontents aujourd’hui avec la propriété intellectuelle, mais pour l’escalade personne ne fait breveter quoi que ce soit. (Il y a une technologie brevetable dans les dispositifs utilisés pour grimper avec des cordes, et cela a permis l’escalade libre, mais ce n’est pas vraiment central.) Des connaissances sont produites, ce qui coûte cher à l’individu qui les produit, puis transmises là où il est plus facile d’apprendre que d’innover. Et tout le groupe progresse.

Une fois qu’un savoir est produit, il est dans l’intérêt de la société de le transmettre au plus vite. Toute la logique de la propriété intellectuelle consiste à accepter une réduction future de la croissance – en freinant l’adoption le temps que l’innovateur gagne quelques rentes – avec l’idée que ces rentes sont essentielles à la création de connaissances en premier lieu. Mais beaucoup de connaissances qui augmentent la productivité – je dirais même la majorité – sont créées gratuitement comme le sont des prises de main ou des nouveaux itinéraires. Il existe beaucoup d’institutions sociales qui favorisent librement la création et la diffusion du savoir, et l’escalade en regorge.

La taille du groupe et le coût de transmission de l’information

L’idée clé de la théorie moderne de la croissance est que, selon le processus décrit plus haut, plus le groupe qui s’occupe d’un sujet est large, plus les connaissances progressent rapidement. Si 1000 personnes cherchent comment grimper au mieux et que chacune de leurs bonnes idées se diffuse à travers le groupe, chaque membre du groupe se les approprie plus vite que s’il n’y a que 100 personnes qui cherchent.

[…] Le monde de l’escalade s’est considérablement accru depuis les années 1950. Randonner est devenu un loisir de fin de semaine pour des milliers de personnes, contrairement à l’escalade en haute montagne dans les années 1950. Il n’est donc pas surprenant que le taux de création de connaissances soit plus élevé.

La taille du groupe est également limitée par sa capacité à communiquer. Je date à Gutenberg le début de la croissance et de la science. L’imprimerie, voici une idée qui n’a pas été brevetée et qu’on a vite améliorée et copiée. Elle vous permet, si vous faites une expérience coûteuse, de la partager avec un groupe beaucoup plus grand, et ce groupe beaucoup plus grand peut en discuter et l’affiner. Si seuls le bouche-à-oreille ou la note manuscrite aident à la diffusion, peu de gens la connaîtront  et l’utiliseront.

Je dirais donc que oui, l’escalade est beaucoup plus avancée qu’avant grâce à la technologie, mais la technologie de la communication. En premier lieu, la technologie de la presse écrite et des médias – notez les couvertures de magazine dans le film. Et maintenant, la technologie de l’internet. Toute nouvelle idée d’escalade est accessible rapidement dans le monde entier. Sans ce large groupe de gens intéressés, ce savoir commun n’aurait pas fait de tels progrès.

Tout cela me donne de l’espoir, finalement, question croissance. On vient en une fois de réduire le coût des communications davantage que ce qu’avait fait Gutenberg. Les gens capables d’étudier n’importe quel sujet sont beaucoup nombreux; le nombre de sujets qui peuvent être étudiés efficacement par des groupes d’échelle efficace (1000 – 10000 semble être la bonne taille d’un champ académique avant qu’il se divise en sous-domaines) a explosé; et la fraction de la population humaine qui peut se mettre au travail ensemble sur un même problème a elle aussi explosé. Du moins le pressent-on. Il a quand même fallu 200 ans entre Gutenberg et la révolution scientifique, et beaucoup de choses peuvent mal tourner entre temps.

Le film, bien sûr, parle de la psychologie du danger extrême. Mais je laisse ça pour un autre jour.

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Free Solo and Economic Growth

We recently watched “Free Solo“, the great movie about Alex Honnold’s free (no aids, no ropes) solo climb of El Capitan. Among many other things, it got me thinking about economic growth.

The abilities of modern day rock climbers are far beyond those of just a generation ago. The Wikipedia history of El Capitan starts with a 47 day climb in 1958, using pitons, ropes, and all sorts of equipment, and continues through development of routes and techniques to Alex’s three hour romp up the face.

Why wasn’t it done long before? There is essentially no technology involved. Ok, a bit. Alex is wearing modern climbing boots, which have very sticky rubber. But that’s it. And reasonably sticky rubber has been around for a few hundred years. There is nothing technological that stopped human beings from climbing much like this thousands of years ago. Alex, transported to 1890, might not have free soloed El Capitan without his current boots, but he would have climbed a lot more big walls than anyone else.

Clearly, there has been an explosion in human ability to climb rocks, just as there has been in human productivity, our knowledge of how to do things, in more prosaic and more economic activities. And, reading the history, the rate of improvement has grown over time.

I think that in studying economic growth, we (and especially we in the Silicon Valley) focus way too much on gadgets, and too little on the simple fact of human knowledge of how to do things. Southwest Airlines’ ability to turn an airplane around in 20 minutes, compared to the hour or so it took in the 1970s, and still does at many larger airlines, is just as much an increase in productivity as installing the latest gadget. Growth is about the knowledge of how to do things, only sometimes embodied in machines. Free solo is a great example of the pure advance of ability, from a pure advance of knowledge, completely untethered from machines.

Knowledge externalities

When one person learns how to do something, and can and does communicate that knowledge to others, then the others can quickly benefit from knowledge and the group advances.

Alex, like Newton, climbed from the shoulders of giants. Just how do you get up El Capitan? There are now many established routes. A “route” is, as the movie made clear, a succession of incredibly tiny holes cracks and ledges in a 3000′ face of rock, that experienced climbers figure out how to stitch together. Alex didn’t have to figure all that out, and chose an established route.

Likewise, nobody in 1958 had any idea that you could hang by your thumbs and fingers to exploit little pieces of rock. This knowledge, demonstrated in the movie, emerged from the community of rock climbers and boulderers over time. Alex is incredibly good at it, but he learned from others.

Knowledge transmission

Everyone is all upset about intellectual property these days, but nobody patents anything in rock climbing. (There is some patentable technology in the devices people use to climb with ropes, and that has enabled free climbing, but it’s really not central.) The knowledge gets produced, which is costly to the individual producing it, and then passed on, where it is much easier to learn than it is to innovate, and the whole group gets better.

Once a piece of knowledge is produced it is in society’s interest to pass it on as quickly as possible. The whole IP business trades a later reduction in growth — slowing adoption while the innovator gets to earn some rents — for the idea that these rents are vital to creating knowledge in the first place. But lots and lots of productivity-increasing knowledge — most, I would hazard — is created like new hand-holds or new routes, for free. There are other social institutions that promote the creation and dissemination of knowledge, and rock climbing is full of them.

The size of the group and the cost of transmitting information

The key insight of modern growth theory is that, as a result of the process described above, the larger the group studying any problem, the faster knowledge advances. If 1000 people are figuring out how to climb, and each of their good ideas disseminates through the group, each member of the group gets to use new ideas more quickly than if there are 100 people doing it.

(I think our models don’t pay enough attention to the dissemination question. Most new ideas are bad, so the process of sifting through new ideas, figuring out which are good and bad, refining them, is a lot of what a group does, and all that and learning takes time and effort. The world does not just have one individual innovating at great expense, then the rest learn for free. Academics, who spend a lot of time reading hard papers, writing referee reports and comments that distill the ideas, throwing most new ideas out, distilling again to teach, see that every day!)

The move makes clear, that the world of rock climbing has expanded vastly since the 1950s. Bouldering is a weekend recreation for thousands, unlike dedicated mountain climbing in the 1950s. No surprise then that the rate of knowledge creation is higher.

The size of the group is limited also by its ability to communicate. I locate the beginning of growth and science with Gutenberg. (An idea also unpatented and quickly improved on and copied.) Printing means that if you run a costly experiment, then you can share that with a much larger group, and a much larger group can discuss and refine the idea. If you can only share it by word of mouth or handwritten note, few will learn of it and be able to use it.

So, similarly, I would say in the end that rock climbing is much more advanced than before because of technology — but the technology of communication. First, the technology of print and media — notice the magazine covers in the movie. And now, the technology of the internet. Each new idea in rock climbing is accessible quickly all over the world. Without that large group of interested people, this communal knowledge would not have advanced so far.

Which gives me hope, in the end, for growth. We just unleashed a reduction in the cost of communication larger than Gutenberg created.  The group of people studying any problem is much larger, and the number of problems that can be effectively studied by groups of efficient scale (1000 – 10000 seems to be the size of an academic field before it splinters into subfields, and the same seems to be true of recreation) has exploded, the fraction of the human population that can work together on any problem has exploded. At least the possibility is there. It still took 200 years from Gutenberg to the scientific revolution, and lots can go wrong along the way.

The movie, of course, is about the psychology of extreme danger. But I’ll leave that for another day.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 27 mai 2019.