Article provenant de la LETTRE VERNIMMEN.NET, n°129 Janvier 2015 par Pascal Quiry et Yann Le Fur

 

D’un point de vue financement on peut répartir les start-ups en deux catégories : celle qui peuvent se financer pour partie par endettement et celles que ne le peuvent pas du tout.

Les premières peuvent recourir pour partie à la dette car elles utilisent des actifs tangibles ou intangibles qui ont une valeur indépendante de l’exploitation qui leur en est actuellement donné par la start-up avec un marché secondaire actif : camions ou voitures, immobilier, fonds de commerce ou droit au bail, etc.

Dès lors que le modèle économique d’une nouvelle entreprise n’est pas nettement établi et que son exploitation ne requiert pas la détention d’actifs ayant une valeur indépendante de son activité, la seule façon raisonnable pour elle de se financer est par capitaux propres.

Par ses échéances régulières de versements d’intérêts et de remboursements du capital, la dette est totalement antinomique d’une génération de flux de trésorerie aléatoires et négatifs pendant une période indéterminée. L’entrepreneur a besoin de temps pour tester son produit ou son service, corriger le tir, s’adapter aux retours des premiers clients, laisser tomber 80 % de ce qui a été fait le cas échéant et repartir dans une autre direction. L’entrepreneur a l’esprit entièrement tourné vers son aventure, il ne doit pas se laisser perturber ou dicter son tempo par une dette qui, comme une bombe à retardement, fait tic-tac, tic-tac[1].

Le plus souvent les capitaux propres prennent la forme classique d’actions ordinaires et c’est beaucoup mieux ainsi. Les intérêts des dirigeants fondateurs et des investisseurs en capitaux propres sont ainsi alignés au mieux possible avec pour seul écart la différence des prix de revient de leurs actions correspondant à des moments différents d’investissements et à des rôles différents.

Ils prennent parfois la forme d’actions de préférence qui sont des vrais capitaux propres, sauf si le contrat d’émission contient des clauses en pervertissant la nature. Ce n’est heureusement pas le cas le plus fréquent. Mais la très grande liberté contractuelle qui caractérise les actions de préférence[2]  peut conduire à des montages qui les transforment en dettes. Ainsi certains intermédiaires, dont le fonds de commerce repose principalement sur la déductibilité fiscale d’investissements en PME au titre de l’ISF (loi Tepa), proposent aux entrepreneurs un investissement en capitaux propres par actions de préférence ainsi structurées :

L’action de préférence bénéficie au bout de cinq ans d’un dividende prioritaire calculé sur le montant de l’investissement au taux d’Euribor + 15 %. Ce dividende prioritaire est versé dès lors qu’il y a au bilan des bénéfices distribuables et même si elle n’a pas l’intention de distribuer des dividendes pour privilégier son autofinancement. Ce dividende est de surcroit cumulatif, c’est-à-dire que s’il n’est pas versé une année donnée, faute de résultat distribuable, il est reporté dans le temps, et capitalisé à 15 %. Ainsi au bout de 8 ans, c’est 52 % de l’investissement que l’entreprise doit verser en dividende.

L’entrepreneur bénéficie d’une option de rachat des actions de préférence à un prix pour partie fixe, pour partie fonction du chiffre d’affaires de l’entreprise avec un plafond qui donne un coût de ces actions de préférence, en cas d’exercice de l’option, compris entre 3,5 et 14 % par an. Ces taux ne tiennent pas compte des commissions dont l’entreprise doit s’acquitter au profit de l’intermédiaire et qui ne sont pas négligeables puisque nous avons vu des taux de l’ordre de 5 % par an (sic).

Pour les entrepreneurs qui échouent complétement – rappelons que 76 % des entreprises françaises créées en 2004 ont disparu dix ans après – peu importe. Elles feront faillite ou seront proprement liquidées et l’histoire s’arrêtera là pour elles. Les actions de préférence seront traitées comme des actions ordinaires et ne vaudront rien.

Pour l’entrepreneur qui réussit très bien, l’action de préférence ainsi structurée est un produit sympathique, puisqu’il lui permet de sortir les investisseurs au bout de 5 ans à un prix plafonné et inférieur à la valeur de l’action, le tout pour un coût annuel de l’ordre de 20 %, inférieur au coût des capitaux propres.

Mais pour un entrepreneur qui réussit très bien, combien d’autres réussissent correctement, sans plus, ou médiocrement ?

Dans ce cas, au bout de 5 ans, dès lors que l’entreprise fait un bénéfice distribuable, elle est obligée de verser une rémunération aux porteurs d’actions de préférence, réduisant d’autant le montant des investissements qu’elle peut vouloir faire. L’objectif des détenteurs d’actions de préférence est bien sûr d’exercer ainsi une pression forte sur l’entrepreneur pour qu’il rachète ou fasse racheter les actions de préférence, et le plus tôt possible compte tenu du caractère cumulatif et capitalisé de ce dividende.

Les porteurs d’actions de préférence et leur représentant éventuel au sein du conseil d’administration ne sont intéressés à la création de valeur que jusqu’à hauteur du plafond prévu dans l’option de rachat. Au-delà, leur intérêt est que les investissements soient limités pour maximiser les résultats et la liquidité de l’entreprise, d’où une source de conflits d’intérêts entre les porteurs des différentes catégories d’actions.

Par construction, un entrepreneur est optimiste et pense créer dans son secteur un nouvel Iliad ou Gemalto. Dès lors, il peut être attiré par l’apparence de ce type d’actions de préférence, qui en cas de grande réussite lui est plutôt favorable. Qu’il sache que c’est une catégorie où, du fait de la grande liberté contractuelle, le meilleur peut côtoyer le pire sous une appellation commune. Nous ne saurions donc trop lui conseiller d’examiner de près les clauses d’un contrat d’actions de préférence et de réfléchir aux conflits d’intérêts potentiels qu’elles portent en leur sein.

Il nous est arrivé de voir un cas où un entrepreneur ayant fait cette analyse, a décliné une telle proposition d’investissement. Il s’est vu immédiatement proposer par le même intermédiaire une augmentation de capital avec un engagement à prendre par l’entrepreneur de rachat à 140 % du montant de l’investissement au bout de 5 ans.

On n’est plus là dans le domaine des capitaux propres, mais clairement dans celui des dettes, non pas au niveau de la société, mais au niveau personnel de l’entrepreneur.

Dans un premier temps, comme ce n’est pas l’entreprise qui s’endette, ses capitaux propres sont renforcés et sa capacité éventuelle d’endettement n’est pas en apparence obérée. Cette nouvelle dette au niveau de l’entrepreneur est en quelque sorte junior par rapport aux dettes éventuelles de la société.

Le taux d’intérêt de cette dette (7 % hors commissions) est relativement faible pour ce qui est en fait une dette junior, mais ne doit pas faire oublier le risque pris par l’entrepreneur. Si tout va très bien, il n’y aura pas de sujet, il remboursera cette dette en faisant verser par son entreprise un dividende à son profit et, si besoin est, pour le financer il fera entrer de nouveaux actionnaires à ce moment-là.

Mais si dans 5 ans l’entrepreneur fait face à des difficultés, par exemple car  son concept n’aura pas été prouvé ou aura vieilli, ou parce qu’un concurrent plus efficace sera apparu, etc., il aura plus de mal à se faire verser un dividende ou à faire entrer de nouveaux actionnaires. Il y a de fortes chances qu’il soit alors contraint de vendre tout ou partie de l’entreprise pour  rembourser sa dette personnelle. Ne parlons pas du cas où l’entreprise ne vaudrait rien mais où la dette serait toujours à rembourser.

Bien évidemment comme il s’agit d’une dette déguisée en capitaux propres, l’entrepreneur ne bénéficiera pas d’un accompagnement de la part de ces investisseurs, à la différence de celui apporté par des business angels ou fonds d’investissement apportant des vrais capitaux propres, des conseils et un réseau.

En fait, nous avons du mal à voir dans quel cas un entrepreneur bien conseillé financièrement pourrait accepter un tel schéma. En effet si le niveau de maturité de son entreprise lui permet de prendre le risque de la dette, l’entrepreneur trouvera, dans les conditions actuelles de marché, des prêts sur 5 ans à moins de 7 % par an hors frais. Et si le niveau de maturité de son entreprise ne lui permet pas de prendre le risque de la dette, un recours au financement participatif, à des business angels ou à des fonds d’investissement ne dévoyant pas les actions de préférence est beaucoup plus indiqué.

Mais tous les entrepreneurs ne sont pas bien conseillés. Nous ne saurions donc trop leur suggérer de toujours demander à un tiers (avocat, conseiller patrimonial, banquier, professionnel de l’investissement, etc.) un second regard et d’analyser un outil de financement sous ces conséquences les plus pessimistes : seuls les paranoïaques survivent ! (Andrew Grove fondateur d’Intel).

Des capitaux propres devenant des dettes est une dérive bien connue d’investissements réalisés, non en raison de leurs caractéristiques propres, mais par un intérêt fiscal, ici réduire l’ISF dû. Le processus est rodé. Il y a d’abord un avantage fiscal consenti par les Pouvoirs Publics en contrepartie d’un risque pris. Puis, devant la matérialisation des risques, des intermédiaires et ou des investisseurs mettent au point des schémas pour réduire le risque sans que l’avantage fiscal ne soit remis en cause.

Le produit est dévoyé : l’entrepreneur inconscient qui devait bénéficier de capitaux propres s’est en fait endetté, l’investisseur prend un risque minimisé et bénéficie d’un avantage fiscal massif (réduction d’impôts de 50 % de son investissement), et l’intermédiaire prélève des commissions non justifiées par sa prise de risque ou son ingénierie. Nous les avons observées dans les années 1990 pour les Sofica dans le financement des films. Elles sont à l’œuvre dans le capital risque français. Un nouvel effet pervers de l’ISF.

Pour terminer, évoquons l’obligation convertible qui ne prétend pas être des capitaux propres, sauf dans l’esprit de l’entrepreneur novice en finance qui veut limiter sa dilution en capital en émettant aujourd’hui des actions à un prix supérieur à leur valeur. C’est confondre miracle et mirage !

L’obligation convertible est un produit utile et intelligent dans un certain nombre de circonstances, mais qui n’est pas adapté à des entreprises à un stade trop précoce de leur développement lors que leur modèle économique n’est pas encore démontré avec certitude. A ce stade, l’enjeu n’est pas d’éviter la dilution ou de la minimiser, mais de démontrer que l’entreprise est viable. Mieux vaut une plus petite part dans une entreprise qui a eu le temps nécessaire pour démontrer sa viabilité qu’une grande part dans une entreprise qui court à la faillite ou dont le passif doit être restructuré, car dans ce cas la dilution sera massive.

Dans quelques années, lorsque la génération de flux de trésorerie disponible positifs ne fera plus de doute, il sera temps de réfléchir à émettre des obligations convertibles.

 

[1] Pour plus de détails, voir le chapitre 44 du Vernimmen 2015.

[2] Pour plus de détails, voir le chapitre 28 du Vernimmen 2015.