Les mutations récentes de l’économie – et particulièrement la mondialisation – ont d’abord concerné des franges de consommateurs aux revenus ou modes de vie proches des classes moyennes ou supérieures occidentales. Les approches marketing, mais plus généralement de services, sont finalement assez homogènes pour des marchés considérés comme solvables.

Une prise de conscience se fait actuellement dans plusieurs secteurs d’activité et plusieurs pays, en dehors de tout questionnement politique de l’organisation économique. Cette approche a laissé de côté des catégories entières de populations « pauvres », « fragiles », « non solvables » et par conséquent des personnes qui pourraient devenir des consommateurs s’ils avaient accès à des services adaptés. La crise économique des années 2008-2010 a renforcé cette prise de conscience. D’où une volonté de s’adresser à ces populations comme clients. Parallèlement, ce sont parfois ces populations elles-mêmes qui s’organisent pour lancer avec succès des services adaptés à leurs besoins. C’est le cas des coopératives communautaires, créées pour donner accès à des services financiers à des personnes exclues du système bancaire (très courantes aux États-Unis). Certaines entreprises ont mis au point des gammes de produits spécifiques pour les marchés émergents : la Dacia Logan en a été un des premiers exemples. D’autres se sont développées pour offrir toutes sortes de services à bas coûts dans les pays industrialisés ou encore, des services pour les migrants et les nomades : transfert d’argent, téléphonie, voyage, etc.

Certes, les marges sur ces segments de clientèle sont faibles. Le modèle économique permettant une activité marchande classique est basé sur le volume de transaction et la montée en « gamme » des clients au fur et à mesure de l’atténuation de leur fragilité. Une rentabilité, même faible, sur ces segments produit une valeur démultipliée sur le grand nombre de ces clients.

 

Une théorie économique peu classique

Un des principaux penseurs de cette approche, l’économiste américain d’origine indienne K.C. Pralahad, a théorisé le succès d’une économie proposant aux populations « du bas de la pyramide » les produits et services dont ils ont besoin, selon le modèle économique qui convient. Leur accès à ces produits et services contribue à les sortir de la pauvreté, tout en créant un nouveau marché pour l’entreprise. Son livre Fortune at the Bottom of the Pyramid: Eradicating Poverty Through Profit1 connaît cette année sa cinquième édition et son succès ne se dément pas. Il fait grincer des dents dans certains milieux, tant indifférents aux questions éthiques que davantage concernés par le militantisme anti-business.

Autrement dit, un service au client a pour raison d’être de lui faciliter la vie, de lui apporter une solution. Dans le cas de clients fragiles, ces solutions peuvent être par elles-mêmes des facteurs de consolidation de la situation des personnes, qui enclenchent un cercle vertueux : la personne est moins fragile grâce à la solution apportée, elle a davantage de marges de manoeuvres financières ou autres (gain de temps, sécurité, statut non stigmatisé, etc.), a moins de problèmes, ce qui diminue encore sa fragilité, accroît son autonomie et sa capacité à utiliser des services qui lui apportent de nouvelles solutions, et ainsi de suite.

 

Éthique et solidarité sont présentes au quatre coins du Globe

Il ne faut pas croire que ces stratégies éthiques ou solidaires se cantonnent à des pays émergents ou même très pauvres, loin de chez nous. Pour ce qui est de la France, on notera, particulièrement dans le secteur bancaire, un intérêt accru pour les clients « populaires » (comme le mettent en valeur le Crédit agricole, les Banques populaires ou d’autres). Ainsi, 96 % des Français sont bancarisés. Cela signifie que les clients qui relèvent de la « banque sociale » disposent de ressources et/ou qu’il est tout à fait possible d’engager une relation bancaire durable avec eux.

Qui n’a pas fait la queue dans un bureau de poste ? Une des causes de l’attente est le nombre important de clients fragiles venant au guichet faire leurs opérations bancaires et nécessitant un accompagnement important. La Banque Postale, où les clients fragiles sont nombreux, a développé une gamme très complète pour ces clients, revu ses procédures et règles prudentielles pour mieux les intégrer. Cette stratégie se veut globale puisque les nouveaux concepts de bureau de poste permettent de mieux accueillir les clients en fonction de leurs besoins, du plus fragile devant être accompagné patiemment au cadre pressé utilisant les automates ou la boutique.

Le groupe La Poste a aussi considérablement développé des partenariats avec des associations oeuvrant dans le social pour améliorer l’accompagnement des clients fragiles, afin qu’ils soient plus autonomes et plus à l’aise dans l’usage des services de La Poste. France terre d’asile promouvant les droits des demandeurs d’asile, ATD-quart monde ou Accueil goutte d’or ont été des partenaires de La Poste pour de véritables actions de pédagogie auprès de ces populations.

 

L’exemple du microcrédit

Certains acteurs ont investi le secteur du microcrédit. Cette activité de financement a pris son ampleur dans des pays émergents, sous l’impulsion d’organisations non gouvernementales (ONG) comme le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), dans les années 1960. Le principe est simple et bien connu : prêter de petites sommes d’argent à des microentrepreneurs jusque-là exclus du crédit. Grâce à cette aide, les personnes concernées peuvent développer une activité (vendre sur un marché, par exemple) et, comme la somme empruntée est limitée, ils peuvent rembourser sans incident. Le tout est que l’organisme prêteur mette en place un système sur de petits montants à la fois suffisamment rémunérateur et remboursable par son client.

La désormais fameuse Grameen Bank, forte de ses 15 millions de clients, a donné ses lettres de noblesse au microcrédit. Mais elle ne se contente pas de faire de la banque, fut-elle micro. Son association avec Danone au Bengladesh illustre une extension inédite du concept dans le monde industriel. Les « Grameen Ladies » commercialisant d’habitude les microcrédits dans les campagnes de ce pays, distribuent également des yaourts produits à bas coûts par une usine Danone locale. Les yaourts en question sont enrichis en nutriments nécessaires pour les enfants, sont vendus à l’unité et ne nécessitent pas de conservation dans un réfrigérateur. Danone est d’ailleurs très à la pointe en matière d’économie solidaire. Le Groupe soutient d’autres initiatives de « social business » à travers ses actions de « Danone Communities ».

Plus généralement, la demande éthique et solidaire est de plus en plus forte pour toutes les parties prenantes de l’entreprise : clients, investisseurs, agences de notation, personnel. Les entrepreneurs sociaux se multiplient, et les meilleurs talents issus des grandes écoles et universités s’orientent maintenant couramment vers l’économie sociale et solidaire. Ce n’est pas pour rien que Finansol, l’organisme labellisant les produits de la finance solidaire, affiche une nouvelle fois une progression record de son activité (voir « en savoir plus »).

 

Une stratégie porteuse pour l’entreprise

Une stratégie offensive en matière éthique façonne l’identité d’une marque, la différenciant de ses concurrentes. Sur le plan de la politique marketing, elle permet de bâtir une relation économique de confiance avec les clients, en particulier les plus fragiles, en bénéficiant de leurs potentialités modestes, mais réelles. Elle facilite leur fidélisation lorsqu’ils sortent de la fragilité. La clientèle fragile est en effet mouvante : certains ne sont pas fragiles toute leur vie. Cela est particulièrement vrai pour les clients les plus jeunes. Enfin, cette stratégie a un impact positif sur les autres segments de clientèle si ces services « de mixité » ne dégradent pas les prestations pour eux-mêmes, comme le montrent la croissance du commerce équitable ou encore les très bonnes performances des produits d’investissement social et responsable, l’émergence du « consom’acteur » étant une tendance lourde du marketing actuel.

Or, les solutions pour traiter cette mixité de clients à meilleur coût et dans de meilleures conditions existent. Elles ont déjà été largement expérimentées dans plusieurs industries, non seulement dans les pays émergents, comme cela est bien connu, mais de plus en plus en France et dans d’autres pays industrialisés. Enfin, l’aspect solidaire de cette approche est un puissant vecteur de mobilisation interne, d’affirmation des valeurs de l’organisation et de renforcement de sa marque en externe.

L’approche solidaire de la relation économique cadre non seulement avec la culture et les valeurs d’une grande partie du personnel, mais aussi avec les tendances lourdes de la réflexion politique et économique (volet sociétal de toutes les stratégies de développement durable, label économie solidaire créé le 12 octobre 2010, etc.). Cette adéquation avec la confiance s’imprègne aussi dans les relations avec les pouvoirs publics, élus locaux, opinion publique et autres parties prenantes.

L’entreprise performante de demain ne doit pas se contenter de produire « vert » en intégrant les contraintes environnementales. Elle a tout à gagner à produire « éthique », dans une approche solidaire avec son client. Qui est après tout celui qui la fait vivre !

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La finance solidaire, l’exemple de Finansol

  • un encours de 2,4 milliards d’euros placés sur des produits d’épargne solidaire (+ 47 % par rapport à 2009) ;
  • 507 millions d’euros de financements solidairesau début 2010, soit une progression de 34 % en un an.[/learn_more]

1. Base de la pyramide : éradiquer la pauvreté par le profit, ndlr.

Ce post est une reproduction d’un article publié dans la revue échanges datée de mars 2011.