Les négociations se poursuivent entre partenaires sociaux sur les mécanismes de renfort du pouvoir d’achat des salariés par des mécanismes de participation. Ils doivent aboutir (ou pas) d’ici la fin du mois de janvier 2022. Le gouvernement reprendra la main ensuite.

Il y a un enjeu transversal à ce débat. L’inflation est forte, avec un potentiel de conflit sur la répartition : les entreprises ne veulent pas que s’enclenche une spirale de hausse salariale, les salariés ne veulent pas perdre en pouvoir d’achat. Tout mode de rémunération qui n’a pas le caractère fixe et pérenne d’une simple hausse salariale est donc fortement souhaité par les pouvoirs publics. C’est tout le débat sur le dividende salarié et sur des réformes possibles à apporter aux mécanismes de participation.

Sur ce thème très vaste, l’Institut Montaigne a publié en juillet 2022 un excellent document (Partage de la valeur : salariés, entreprises, tous gagnants !). Il y joint quelques considérations sur les supports d’épargne associés à la participation salariale. C’est ce document (le Rapport) que nous commentons ci-après.

Participation et intéressement

Le Rapport n’appelle aucune réforme sur les mécanismes tels qu’ils existent aujourd’hui. Il émet même, surprise, une forte réserve sur l’abaissement de 50 à 10 salariés le seuil pour qu’une entreprise soit obligée de rentrer dans un schéma de participation. Pourtant, seul un salarié sur dix, dans cette taille d’entreprise, perçoit une prime d’intéressement et seule une poignée d’entre elles (moins de 6 %) ont adopté un mécanisme de participation, dans les deux cas facultatifs pour elles.

La raison que donne le Rapport est le risque que les TPE y réagissent en refusant l’embauche au-delà de 10 salariés. Il aurait probablement fallu, avant d’affirmer cela, regarder empiriquement si le mal (la perte d’embauches) n’est pas compensé par le bien (faire accéder les salariés de ces entreprises à la participation).

Sur l’équilibre des deux formules, on ne peut qu’appuyer la volonté du Rapport de ne rien trop changer. En effet, elles se complètent assez bien. L’intéressement est à la main des partenaires sociaux qui décident de la formule de participation et cela donne lieu à des échanges parfois fructueux entre les représentants des salariés et la direction de l’entreprise. La participation est quant à elle obligatoire et est calculée selon une formule préfixée qui s’impose à tous.

Certains invoquent une formule de la participation qui serait trop « compliquée » et demandent la fusion des deux dispositifs, c’est-à-dire en clair d’aligner la participation sur l’intéressement. Le Rapport s’y oppose, à raison. Un, la formule est peut-être compliquée, mais, avec ses plus de 50 ans de présence, elle a fini par être acceptée. Comme pour les impôts, une bonne formule est une vieille formule. Deux, la formule est très bien fondée d’un point de vue financier. Voici pourquoi.

La base de la participation est le résultat net dont on soustrait un rendement attendu du capital forfaitairement fixé à 5 %. On reconnait ici ce qu’on appelle en finance l’economic value added ou EVA, c’est-à-dire la survaleur que l’entreprise crée en moyenne par rapport à la rémunération normale qu’exigent les capitaux engagés. On peut chipoter en disant que 5 % est inférieur en général au 7 ou 8 % qui est le coût du capital généralement observé sur les marchés financiers, mais il s’agit quand même d’une sorte de surprofit ou rente que les partenaires dans l’entreprise, capital et travail, peuvent se partager.

On introduit ensuite un premier correctif, consistant à réduire de moitié l’assiette ainsi définie (voir plus bas la discussion sur ce « coefficient 1/2 »). Le second correctif consiste à pondérer le calcul par la part du travail dans la valeur ajoutée. À oublier ce correctif, on favoriserait abusivement les secteurs d’activité très capitalistiques. Un exemple récent, à l’occasion d’une grève très médiatisée, nous vient des activités de raffinage pétrolier, où les salariés, dans cette activité exigeant très peu de main-d’œuvre, ont voulu leur part de la rente qu’allaient recevoir les actionnaires suite à la flambée du prix du gaz et du pétrole qu’a provoquée l’agression russe[1]. Un jugement de Salomon voudrait que cette rente parte plutôt à la collectivité par voie fiscale, mais ceci est un autre sujet.

Le graphique suivant, tiré du Rapport, montre que l’intéressement (en bleu) est biaisé à ce titre. L’intéressement amplifie donc une tendance de fond du capitalisme moderne, à savoir que l’inégalité salariale entre entreprises l’emporte de plus en plus sur l’inégalité au sein des entreprises. La participation (en rouge) est de ce point de vue plus équitable. Il importe donc de garder un équilibre entre les deux formules.

Proposition de dividende salarié de Thibault Lanxade

Ancien dirigeant du groupe Jouve et l’un des trois ambassadeur à l’intéressement et à la participation, Thibault Lanxade a fait paraître un livre à fort retentissement en 2021 aux Editions Télémaque sur une proposition qui fait désormais partie de l’agenda des discussions à finaliser avant la fin janvier.

L’idée combine deux choses très différentes, ce qui nuit peut-être à son acceptabilité. La première consiste à doubler les montants distribués en supprimant le coefficient ½ mentionné plus haut. Le Rapport est réticent parce que cela double la contribution des entreprises. Le Trésor public appuiera cette réserve, dès lors que le coût fiscal doublera (voir ci-après). On peut ajouter plus largement qu’il ne faut pas étendre à l’excès les mécanismes d’indexation des salaires aux profits, le risque capitaliste n’ayant pas forcément à peser sur les salariés, ou alors en contrepartie d’une hausse substantielle de la rémunération, ce que semblent oublier les entreprises.

La seconde est d’élargir aux PME de plus de 11 salariés le mécanisme de la participation, mais sous forme atténuée : la distribution n’aurait lieu qu’à la condition que l’entreprise distribue des dividendes. Le Rapport est tout aussi réservé, lui qui refuse toute extension aux PME au prétexte de l’emploi. De plus, la conditionnalité ne mord guère puisqu’en pratique beaucoup d’entrepreneurs se servent des dividendes comme mode régulier de rémunération. Le débat se ramène donc à une extension de la participation vers des entreprises de plus petite taille.

Le PER, une unification des régimes d’épargne salariale

La Loi Pacte, se félicite le Rapport, a mis fin à la multiplicité de régimes de retraite supplémentaire d’entreprise (PERCO, régime de retraite supplémentaire par capitalisation dit « art. 83 », …) dotés de règles propres. Elle le fait en instituant un socle commun : le Plan d’épargne retraite ou PER. Il complète le PEE, si ce n’est que les sommes y sont bloquées jusqu’à la retraite plutôt que pendant 5 ans. À vrai dire, on aimerait que la fusion aille plus loin et que le PEE rejoigne le PER, de sorte qu’il n’y ait qu’une seule formule, comme par exemple le 401K aux États-Unis, uniquement réservé à la retraite.

On disposerait ainsi véritablement d’un pilier de retraite supplémentaire par capitalisation et cotisations définies. Le Rapport déplore que les sommes de participation soient si facilement libérables, malgré leur blocage de 5 ans. Avec cette facilité, la participation au sens large ressemble étrangement à des bonus collectifs et ne justifie plus vraiment les importants avantages fiscaux qui l’accompagnent.

Car il faut toujours avoir en tête que le budget de l’État arrose généreusement ce système de rémunération variable. Ledit forfait social est de 20 % contre une parafiscalité qui serait normalement de 40 %. En 2019, les Comptes de la sécurité sociale nous indiquent que le forfait social s’est élevé à 5,3 Md€. Si l’avantage parafiscal n’existait pas, ce serait donc 5,3 Md€ de plus qui viendraient dans les caisses de la Sécurité sociale. En additionnant les autres avantages fiscaux, un rapport désormais ancien du Conseil des prélèvements obligatoires donnait en 2010 une aide fiscale qui s’approchait de la moitié des sommes de participation en jeu, mais à une époque où le forfait social était plus bas. Un même calcul aujourd’hui donnerait un effort supérieur à 40 % du total. On comprend que ces formules soient plébiscitées par les entreprises.

Deux considérations ici :

  1. Après tout, pourrait-on dire, les systèmes de retraite du régime général bénéficient d’un avantage fiscal plus fort encore puisque les cotisations versées tant par le salarié que par l’entreprise viennent intégralement en déduction de leur revenu imposable. Mais cela ne se justifie qu’à la condition stricte que l’épargne salariale soit une épargne pour la retraite et non un simple bonus collectif qu’utilisent les directions du personnel comme mode (subventionné) de rémunération.
  2. On dit souvent que la participation est une prime dont bénéficie le salarié. C’est largement faux. En fait, le salarié reçoit un package global, salaire brut plus participation et intéressement. Et ce montant est déterminé sur le marché du travail. La participation se traduit souvent par des salaires nets (hors participation) moindres. Elle profite davantage à l’entreprise qu’au salarié, sachant à nouveau que l’État en paie, par les exemptions fiscales, une grosse proportion.

Pour s’en persuader, il suffit de noter que les primes, les intéressements et les bonus forment une part croissante de la rémunération du travail depuis deux ou trois décennies. Pourtant, le partage salaires / profits montre plutôt une baisse dans le cas français, à la rigueur une stagnation. Les rémunérations variables en hausse coïncident avec des rémunérations fixes en baisse. Il en va de même pour la participation et l’intéressement.

Haro sur la prime de partage de la valeur (PPV)

Les mots du Rapport sont plus prudents que le titre ci-dessus. Mais pas de beaucoup. Cette prime remplace l’ancienne PEPA (prime exceptionnelle de pouvoir d’achat votée lors de la Loi Pacte), mais en la renforçant. Cela a été une promesse présidentielle du candidat Macron. Elle peut atteindre les 3.000€ et même 6.000€ en cas de signature d’un accord d’intéressement. L’aide fiscale est plus forte encore : exemption de toutes les cotisations sociales et sans forfait fiscal, de l’IS et, nouveauté, de la CSG et CRDS.

D’où vient la critique du Rapport, même exprimée à mots retenus ? Tout simplement du fait que la PPV est en passe d’être pérennisée. Déjà le parlement a décidé de prolonger la PPV pour 2023 et 2024, de même qu’il l’avait fait sur trois ans pour la PEPA, pourtant « exceptionnelle » comme son nom était censé l’indiquer. Cette PPV, devenant pérenne, évincerait le PER et une partie de l’intéressement, qui perdrait le gros de son intérêt social. Et ceci à coût fiscal élevé.

 

[1] Ainsi, TotalEnergies a distribué 6,9 Md€ en dividendes sur 26,4 Md$ de profit estimé sur l’année 2012, auquel s’ajoute 6,4 Md€ de rachat d’actions, soit 13,3 Md€ au total. C’est la moitié.