Tout le monde note le caractère incongru et brouillon de la dite « prime à 1 000 euros » rendant automatique, via des accords d’entreprise à négocier, le versement d’une prime collective aux salariés lorsque les dividendes versés par l’entreprise augmentent. Incongru parce que compliquée (quid par exemple si l’entreprise distribue via des rachats d’actions ?) ; incongru parce que vaine (quid si l’entreprise compense cette nouvelle prime par une moindre augmentation de la part fixe du salaire ?) ; incongru surtout parce que créant une nouvelle niche fiscale dans laquelle toute direction des ressources humaines doit s’engouffrer : la future prime serait, à l’égal de la participation et de l’intéressement, exonérée de fiscalité sociale (sauf CSG et CRDS). Pas bon çà, en ces temps où l’on cherche à passer un message de dureté budgétaire !

Justement, profitons de cette étrange décision pour nous poser une question plus vaste et pas du tout incongrue. Pourquoi l’intéressement et la participation (I&P) sont-ils exonérés de charges sociales pour l’entreprise et le salarié ? Ce coup de pouce fiscal est loin d’être négligeable. Si on estime que l’I&P représente un montant de l’ordre de 18 Md€ (avant-crise), c’est-à-dire environ un demi mois de salaire pour les entreprises qui y sont soumis, on parle d’un enjeu au sens large de près de 8 Md€ pour le budget de l’État.

En vérité, il y a de moins en moins d’arguments pour maintenir cet avantage. C’est ce que commence à penser la Cour des comptes dans un rapport récent. Avec une étrange logique, le Gouvernement aussi : François Baroin a proposé en 2010 de faire passer de 4 % à 6 % la taxe spéciale à la charge des entreprises sur l’I&P, premier coin dans l’avantage.

Pour en juger, portons un regard sur les rémunérations variables collectives (dont fait partie l’I&P) sous les deux angles classiques de l’incitation et du risque.

Côté incitations, l’I&P est en principe un élément de motivation. Il aide à associer le salarié au projet de l’entreprise ; il crée le sentiment d’une collectivité de travail ; il le convainc que comme dans tout projet, il y a des succès et des échecs et que l’effort de chacun prime. A son origine gaulliste en 1963, il y avait le vœu de réduire l’antagonisme capital-travail au sein de l’entreprise, cela au bénéfice de tous, à une époque il faut le noter de conflits sociaux beaucoup plus aigus qu’aujourd’hui.

Côté risque, on a l’avers de la médaille. En les associant aux résultats de l’entreprise, on met les salariés dans la position financière de l’actionnaire : on organise vers eux un transfert, partiel certes, du risque d’actionnaire. C’est stabilisateur pour les entreprises, comme a pu le montrer la récession de 2009 qui a vu l’I&P versés en 2010 passer à zéro pour beaucoup d’entreprises. Mais en retour, les rémunérations des salariés sont davantage sujettes aux à-coups de la conjoncture et de la marche des affaires de l’entreprise. De plus, ce partage n’est pas forcément optimal d’un point de vue de diversification du risque pour le salarié : l’essentiel de son patrimoine est déjà constitué de son « capital humain » immobilisé dans l’entreprise et donc soumis à risque de dépréciation en cas de perte d’emploi. Faut-il accroître cette exposition au risque spécifique de l’entreprise ?

Il n’y a pas de réponse doctrinale, mais simplement empirique, à savoir qui l’emporte de l’effet incitation ou de l’effet risque. Malheureusement, on manque de mesures directes de l’effet incitatif. Mais la grille incitations/risques donne quelques idées sur le bien-fondé de ce coup de pouce fiscal.

Pour commencer, l’I&P s’inscrit désormais dans un mouvement général de croissance de la part variable dans la rémunération des salariés, à la fois individualisée et collective. Cela envoie un premier message, favorable, qui est que les entreprises passent spontanément à de telles formules d’intéressement, y compris collectives, signe qu’elles y trouvent leur avantage. Le font-elles pour un simple motif fiscal ? Pas forcément. Par exemple, l’actionnariat salarié, qui représente une autre forme d’association du salarié au risque de l’entreprise, est fréquent et n’est pas ou peu aidé fiscalement. Mais l’argument se retourne : l’aide de l’Etat à la participation est donc moins utile qu’autrefois, si elle l’a jamais été. On peut donc la supprimer.

Deuxièmement, on peut douter de l’efficacité de l’I&P du point de vue des incitations. Les retours d’expérience en entreprise semblent montrer que les rémunérations variables collectives renforcent en effet le sentiment d’appartenance à l’entreprise, mais que leur efficacité est très dépendante des caractéristiques de l’entreprise. Le Blog a traité cette question à plusieurs reprises, notamment en invitant G. Akerlof, prix Nobel d’économie, à s’exprimer dans ses colonnes. Pour être incitatif, il faut qu’un système de bonus, collectif ou individuel, corresponde à des objectifs ou des critères de performance qui sont vraiment à la main du salarié. Le système est légitime pour le haut management de l’entreprise ou pour des professions très ciblées, moins pour le salarié du rang. Les critères qui prévalent pour l’I&P échappent souvent au contrôle du salarié : il s’agit du risque général d’entreprise que le salarié, qui n’est pas un actionnaire, n’a pas forcément à subir. L’instrument de la promotion interne domine très souvent comme méthode de motivation individuelle et aussi comme ciment de la collectivité de travail.

 

Troisièmement, le partage salaires/profits dans le revenu national reste sur la durée globalement constant (voir le rapport Cotis de 2009 sur le cas français). L’accroissement des rémunérations variables ne joue donc pas à déplacer la frontière salaires/profits à l’avantage des salariés. La part variable est payée sur la part fixe et le salaire a simplement un profil de risque accru. (Ou encore, la part des salaires corrigés du risque, c’est-à-dire en équivalent-certain pour parler comme les financiers, décroît dans le revenu national.) Evidemment, si l’incitation fonctionne, la richesse de l’entreprise, et peut-être collectivement de la nation, s’accroît et les salariés néanmoins en sortiront gagnants. Mais l’Etat doit-il accentuer le mouvement ?

Quatrièmement, cette mesure fiscale est inégalitaire puisqu’elle aide une fois de plus les grandes entreprises et non les petites (la participation n’y est pas obligatoire) ; elle aide une fois de plus les salariés bien en place, et non les travailleurs précaires ou les exclus du marché du travail.

On entend un cinquième argument, qui est que la prime fiscale est là pour inciter les salariés à placer en épargne longue, alors que spontanément, comme le montrent les résultats de psychologie comportementale, l’épargnant moyen se projette insuffisamment sur le long terme. Mais il y a des moyens plus directs et lisibles de le faire, via la fiscalité de l’épargne notamment. De toute façon, la mesure a été totalement dévoyée depuis que le Gouvernement a pris des mesures de libération anticipée de la participation sans coût fiscal, à des fins (questionnables) de politique conjoncturelle.

Rien donc de bien convaincant. Si une action de l’État devait être utile, il faudrait à l’inverse qu’elle se concentre sur les petites entreprises qui spontanément sont réticentes à ces formules participatives, privant leurs salariés de ces mécanismes.

Reste la question : que faire des sommes ainsi levées par l’État s’il devait supprimer la niche, sommes qui pèseraient sur les salariés et les entreprises ? Le débat est ouvert, mais le plus naturel est de supprimer la distorsion, c’est-à-dire très simplement de répercuter le surplus en baisse des taux des cotisations sociales salariés et employeurs. Sur la base d’un demi-mois en moyenne, cela permet comme on l’a vu une baisse en travers de 4 % de ces cotisations. Les PME et TPE, et leurs salariés, en profiteront.

1. Pour l’intéressement, il y a exonération des charges sociales pour les salariés et l’entreprise (mais pas de la CSG et de la CRDS, et pour les entreprises il reste une taxe de 4 %). Il y a aussi, à condition d’investir dans un plan d’épargne salariale, suppression de l’impôt sur le revenu jusqu’à un certain plafond.

Nota :

Ce débat concerne toutes les formes de rémunération variable, y compris les stock-options et toutes les rémunérations liées aux résultats ou aux fonds propres. Les principes comptables indiquent à raison qu’il s’agit de formes de rémunération du travail et donc de rien d’autre que de rémunération du travail. Il faut une fiscalité harmonisée sur tous ces revenus, à l’abri de niches et exemptions aux effets mal contrôlés. Plutôt que d’inventer le dernier gadget, c’est le rôle d’un Gouvernement de stabiliser et de simplifier le système. Ce Blog a fait une proposition en ce sens pour la fiscalité des stock-options.