Comment financer les périodes d’inactivité des intermittents du spectacle ? Elles sont aujourd’hui couvertes par les caisses chômage du régime général pour un coût net de 1 Md€ par an, les prestations versées aux professionnels du spectacle étant cinq fois supérieures aux cotisations qu’ils versent. La question fait l’objet de débats très vifs depuis que le Medef souhaite la mettre sur la table des négociations en cours sur le financement du chômage, non sans arrière-pensées tactiques.

 

Selon le Medef, il n’y a aucune raison que ces allocations, qui sont pour partie des aides à la culture, soient supportées par l’assurance chômage et donc pèsent sur les salariés du secteur privé et les entreprises qui les emploient. Pourquoi par exemple, dit le Medef, les fonctionnaires, qui consomment autant que d’autres les produits culturels, en seraient exonérés. La somme doit figurer explicitement dans le budget de l’État et alléger ainsi le coût du travail du secteur privé.

 

Absolument pas, écrit Laurence Parisot, pourtant ancienne présidente du Medef, dans une colonne vigoureuse des Échos du 24 février. « Si la vocation de l’Unedic est de gérer le système d’assurance-chômage de tous les salariés du secteur privé, (…) au nom de quel critère exclurait-on une catégorie de personnes ou d’entreprises ? » Cette position est évidemment celle des artistes qui craignent d’y perdre à troquer un système automatique de financement, celui d’une prestation chômage, pour une subvention publique soumise à l’aléa d’un budget voté annuellement.

 

On rappelle ici qu’il existe de longue date des moyens de couvrir le risque d’inactivité et de discontinuité dans les métiers du spectacle et du divertissement : celui consistant à introduire une solidarité entre les artistes à succès, qui gagnent souvent très confortablement leur vie, et les autres. Il est inutile d’évoquer pour cela les assurances – très imparfaites –  auxquels souscrivaient avant-guerre les acteurs pour financer les maisons de retraite des acteurs âgés.

 

Le modèle est l’industrie du disque. Elle savait traditionnellement gérer le risque d’incertitude sur l’activité et le succès. Le contrat typique entre la maison de production de disques et l’artiste organisait un partage des intérêts entre les deux parties au mieux de la longévité et du succès de l’artiste. Quel était-il ? Le producteur fait l’avance des frais de studio au jeune musicien pour son premier album augmenté d’un montant pré-négocié de droits anticipés. À la livraison de la bande son, le producteur détient l’option de lancer l’album – s’il le juge bon – ou au contraire de l’abandonner. Si l’album est lancé, l’artiste doit entreprendre un second album, sur la base d’une avance pour frais et de droits plus importants. Ainsi de suite à chaque livraison d’album par l’artiste, jusqu’à un nombre de disques prédéterminé dans le contrat initial. Si un album n’a pas le succès escompté, les pertes sont reportées sur les recettes de l’album suivant. Les options ne sont qu’entre les mains du producteur : l’artiste ne peut ni quitter la maison de disques, ni forcer la sortie d’un de ses albums[1].

 

Cet arrangement a de bonnes propriétés : il  prend en compte le très important taux de déchet de toute production de disques, puisqu’entre 80 et 90% des disques enregistrés perdront de l’argent. La rente accaparée par la maison de disques sert de réserve d’assurance pour tous les choix perdants. Elle organise donc une solidarité entre les artistes confirmés et à succès et ceux qui démarrent leur carrière.

Comme pour tout mécanisme d’assurance, ce contrat suppose pour bien fonctionner une certaine égalité de condition entre les bénéficiaires potentiels. Si les artistes, dès qu’ils sont reconnus, cherchent par tout moyen à  se libérer de l’engagement initial, le système s’enraye. Celui qui sort capte la rente sans la redistribuer à la génération suivante. Cela s’est vu de façon éclatante lorsque Johnny Halliday a rompu avec la maison de disque, Eddie Barclay, qui l’avait lancé. Si le contrat est le seul mécanisme redistributeur, la tentation est forte de faire cavalier seul. Il faut donc un mécanisme contraignant pour éviter les comportements de franc-tireur.

Revenons à nos intermittents du spectacle, en excluant de la proposition qui suit les techniciens du spectacle (à peu près la moitié des 106.000 personnes aujourd’hui indemnisées sous ce régime). Ces personnes relèvent clairement du régime général, avec des règles particulières, telles celles des annexes dites 8 et 10 valides aujourd’hui.

D’abord, tout artiste est intermittent. Charles Aznavour comme l’artiste de rue ne donnent pas de spectacle tous les jours. Pour dire aussi que ce métier, fait comme partout d’un mélange de travail, talent et chance, a une caractéristique que ne partagent que quelques rares autres professions, comme celle des sportifs :  la mise est souvent raflée par un seul gagnant – c’est l’ « effet Pavarotti ».

Il suffit que Pavarotti soit marginalement meilleur, disons fictivement de 5%, que le second meilleur chanteur lyrique pour qu’il soit mieux classé par le public et que le consommateur, quand il cherche sur internet (ou autrefois dans le bac à CD) retienne l’interprétation de Pavarotti plutôt que celle du chanteur suivant. Ainsi, les ventes de Pavarotti dépassent bien au-delà de 5% celles de l’artiste arrivant juste derrière lui. La notoriété donne un fantastique effet de levier : le revenu de Pavarotti était estimé à la fin de sa vie à plus de 100 M$ par an. Le raisonnement vaut pour le cinéma. Marion Cotillard est, supposons-le un instant, 5% meilleure que la meilleure des autres actrices du cinéma français, et pourtant ses revenus, d’après la presse, dépassent de beaucoup ceux des actrices qui la suivent, sans compter ceux des milliers de jeunes artistes pleines de talent qui attendent leur chance. (On signale aussi que le régime de subvention du cinéma français pousse à gonfler vertigineusement les rémunérations des quelques têtes d’affiche. Dans une tribune retentissante du Monde, le producteur Vincent Maraval met les pieds dans le plat : « Pourquoi est-ce qu’un acteur français de renom (…) touche pour un film français – au marché limité à nos frontières –  des cachets allant de 500 K€ à 2 M€, alors que, dès qu’il tourne dans un film américain, dont le marché est mondial, il se contente de 50 à 200 K€ ? »)

On propose ainsi d’instituer une cotisation d’assurance obligatoire dès le début de carrière et  progressive selon le niveau de revenu. Son produit serait dévolu au financement de l’intermittence, avec  des conditions différentes du régime actuel. Elle serait obligatoire et retenue à la source chez les producteurs de spectacles donnés à voir en France (théâtres, chaînes de télévision, cinéma, etc.) pour éviter les comportements d’évasion. Un artiste reconnu aujourd’hui peut trouver à y redire. Mais le même artiste à ses débuts accepte probablement volontiers, derrière le voile d’ignorance sur son succès futur, ce mécanisme de partage du risque.


[1] Par le mécanisme de ces contrats d’exclusivité durable, une maison de disques a pour valeur financière son « écurie » d’artistes.