N’y a-t-il pas une responsabilité des règles comptables dans la mésaventure de la Silicon Valley Bank ? Une évaluation des actifs de la banque à leur valeur de marché plutôt qu’au coût amorti aurait mis en plein jour l’inadéquation criante entre actif et passif ?

Les autorités bancaires affrontent une nouvelle réalité : il n’y plus de « ruée bancaire » (bank run), il y a des « sprints bancaires ». Ce qui pour la faillite de Wamu (Washington Mutual) en 2008 avait pris huit jours pour un montant de 18 Md$, s’est produit un peu plus de 24 heures pour Silicon Valley Bank, sur un montant de 42 Md$. Il n’y a plus une queue au guichet de gens affolés ; il y a, par alertes sur WhatsApp, des milliers de gens cliquant en même temps sur leur portable pour transférer les fonds.

Une conséquence : la liquidité a toujours été la préoccupation majeure du métier de banquier. Maintenant, la liquidité, c’est le métier lui-même, s’agissant de la gestion des moyens de paiement !

C’est sur cette base qu’il faut interroger la règle comptable, reprise par le régulateur, par laquelle un portefeuille de titres réputé « détenu jusqu’à échéance », ou « held to maturity » (HTM) en anglais, échappe à l’évaluation aux prix de marché courants (marked-to-market), en étant classé « disponible à la vente ».

Abrités derrière cette règle, les dirigeants de SVB ont pu commettre leur énorme erreur de gestion, ou plutôt l’énorme priorité qu’ils ont donné sur le dividende par rapport à la sécurité de leurs clients. Ils ont choisi d’investir une très grosse part des dépôts (hyper volatils en cas de crise) dans des obligations du Trésor à long terme (hyper sujettes à perte de valeur en cas de remontée des taux). Pour mémoire, la perte de valeur d’un portefeuille d’obligations à huit ans portant un coupon de 1 % quand les taux remontent de trois points dépasse les 20 %. Pour rendre étanche le bilan aux variations de taux, le management a naturellement déclaré ces titres en HTM, gardant un faible montant de bons du Trésor, moins sensibles aux taux, pour assurer la liquidité. Ce ne sont que sur ces titres qu’ils ont enregistré les faibles pertes comptables que la banque a dû indiquer au marché au moment où elle s’est résolu à lever des fonds externes.

Le régulateur comptable introduit bien sûr une forte nuance : la dépréciation (impairment) des titres est obligatoire sur la baisse de valeur est « autre que temporaire », disent les US Gaap. Mais cette protection est faible. On imagine que les auditeurs de KPMG se sont battus comme la chèvre de M. Seguin avant de caner devant le management au moment de la clôture des comptes 2022 de SVB et d’accepter le maintien en HTM. Le régulateur bancaire introduit une autre protection : une pénalité si on rend liquide une partie du portefeuille en HTM. Mais cette contrainte a poussé aussi le management à trouver d’autres sources de liquidité que la vente des obligations et se résoudre à l’appel au marché, ce qui a déclenché l’affolement qu’on a vu.

D’où la question : ne devrait-on pas tout simplement supprimer cette option comptable ? Une valorisation au prix de marché aurait, dans le cas de SVB, été clairement préférable : la menace de pertes comptables (et de pénalités imposées par le régulateur si on vend un titre HTM) aurait poussé la banque à mieux ajuster la duration de l’actif à celle du passif. Elle l’aurait aussi conduite à disposer de davantage de fonds propres, un coussin de solvabilité qui certes n’aide pas vraiment face à une ruée bancaire, mais qui aurait diminué le poids des dépôts dans le total du bilan au profit de ressources plus longues.

Évidemment, si on marque au prix du marché l’actif, il faut faire de même s’agissant du passif. Cela pose problème pour les dépôts à vue des banques. En général, ils ne rapportent aucun intérêt et sont totalement liquides. Les 1.000 euros que j’ai sur mon compte, que valent-ils en valeur de marché ? Eh bien, 1.000 euros. Pourtant, quand les taux montent, la banque a un gain d’opportunité puisqu’elle continue à lever des fonds à 0 % d’intérêt. L’idée alors est de prendre en compte un « actif d’opportunité », à savoir la différence capitalisée de gain pour la banque liée à cette montée du taux d’intérêt.

Le compte de résultat et les fonds propres seront certainement plus mouvants, mais une bonne adéquation des sensibilités entre l’actif et le passif annule le gros de cette volatilité. On se rappelle, lors de la grande récession de 2008 et 2009, la bronca des banques contre IFRS 9 (dénommée alors IAS 39 !) qui avait été intronisée par l’Union européenne quelques années auparavant. À l’époque, la règle comptable était très restrictive sur la catégorie HTM. Dans le cyclone de 2008, son application stricte était en effet impossible. Mais, introduite progressivement, c’est finalement une règle de sagesse. La sécurité vaut bien un peu de volatilité comptable, parce que, de toute façon, cachée ou pas, la volatilité est là.

Une mesure plus radicale serait de séparer clairement la fonction de gestion des dépôts et des moyens de paiements et la fonction de crédit au sein des banques. Un vieux débat, qu’il est légitime de réanimer.

 

Cet article a été publié par L’Agefi le 17 mars 2023.