Le syndicalisme est partie prenante des controverses et troubles d’ordre sociétal qui agitent aujourd’hui la France. Deux livres donnent récemment résonance à ces controverses : les souvenirs d’un syndicaliste de référence, le patron de Force Ouvrière de 2004 à 2018, Jean-Claude Mailly (Manifs et chuchotements, Flammarion, 2021) ; le plaidoyer d’un praticien du monde social et de la formation professionnelle, Paul Santelmann (Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme, L’autreface, 2021).

 

Jean-Claude Mailly et Paul Santelmann partagent clairement des points communs : ils affirment tous deux le caractère irremplaçable du syndicalisme et le besoin d’un syndicalisme explicitement réformiste. Leurs positionnements sont différents : quand l’ancien dirigeant revient avec franchise sur sa trajectoire personnelle au sein du monde syndical, l’expert adopte un point de vue plus externe, pleinement impliqué mais nécessairement plus détaché des aléas de la vie syndicale.

 

Jean-Claude Mailly déroule, en une suite chronologique de chapitres vivants, émaillés d’anecdotes significatives, l’histoire de son engagement syndical, depuis l’enracinement familial dans la tradition ouvrière du bassin minier nordiste et, plus précisément, la composante de cette tradition qui s’est tenue précautionneusement à l’écart de l’emprise du PCF : « l’auberge espagnole » qu’allait incarner FO à partir de 1948 était donc la terre d’accueil naturelle pour les tenants d’un syndicalisme indépendant, fidèle à la Charte d’Amiens de 1906. Rapide sur André Bergeron, Jean-Claude Mailly rend un hommage appuyé à Marc Blondel, son ainé en syndicalisme et son complice en libre-pensée. Quatre chapitres centraux résument successivement les années Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, comme si, dans notre République à penchant monarchique, les mandats présidentiels structuraient fondamentalement la temporalité sociale. Jean-Claude Mailly rappelle les principaux évènements et conflits sociaux qui ont animé chacun de ces mandats et détaille la manière dont, à chaque fois, la confédération FO s’est efforcée d’en nourrir les résultats favorables aux salariés par la négociation, attentive aux circonstances et aux personnalités en charge des responsabilités politiques. Parlant de la lutte contre le Contrat Première Embauche, en 2006, il a cette expression assez définitive, qui résonne lourdement : « Je n’oublierai pas cette bataille contre le CPE et pour cause : il s’agit de la dernière victoire syndicale obtenue en France à la suite d’un conflit » (p.78).

 

L’enchainement des quatre chapitres donne au lecteur le sentiment d’une dégradation progressive, au fil du temps et des présidents, de la qualité de la négociation collective et du dialogue social, notamment avec la tendance à l’inversion de la hiérarchie des normes. Face à cette tendance, FO fait de la sauvegarde des négociations de branche une priorité. Jean-Claude Mailly, membre du parti socialiste depuis 1986, n’est pas loin de reconnaître plus de sensibilité sociale à Chirac et Sarkozy qu’à Hollande, tancé pour son cynisme, et qu’à Macron, jugé trop distant envers le terrain social, trop condescendant envers ses acteurs et trop régalien dans son exercice de la réforme. Jean-Claude Mailly jauge avec nuance ses interlocuteurs patronaux et politiques, comme ses homologues syndicaux d’ailleurs. Son regard sur Emmanuel Macron est balancé, il combine la curiosité et la circonspection. A la fin de son mandat, ce sens de la nuance ne sera pas apprécié par tout le monde au sein de FO.

 

Jean-Claude Mailly conclut sur sa conception du syndicalisme et l’idée qu’il se fait de l’avenir de ce dernier. Il considère fondamentalement le pluralisme syndical comme une « donnée démocratique » mais admet que l’éclatement excessif du syndicalisme français handicape son efficacité, sans tracer vraiment les voies envisageables de regroupement. Il refuse de parler de « crise » du syndicalisme, au sens de remise en cause de sa vocation fondamentale, mais reconnaît la rigidité et l’inertie des appareils confédéraux face aux évolutions nécessaires. Il a ce constat important, aujourd’hui plus que jamais observable sur le terrain : « Quoi qu’il en soit, il ne faut jamais oublier que dans une entreprise ou une administration, la décision d’adhérer à une organisation syndicale est avant tout liée à l’image du syndicat et de ses représentants sur le lieu de travail, beaucoup plus qu’à une comparaison benchmarking des statuts confédéraux » (p.161). Jean-Claude Mailly esquisse des voies d’évolution du syndicalisme : l’investissement plus résolu dans les enjeux d’organisation du travail ; le développement de « services particuliers aux adhérents en termes de protection ou de consommation »; l’expérimentation, à tous niveaux de négociation, de la « coconstruction » avec l’employeur privé ou public, jusqu’à amorcer le dépassement du rapport de subordination du salarié à l’employeur. Toutes ces voies sont bien sûr hautement recevables, mais on a envie de dire : Syndicalistes, encore un effort pour être réformistes ! En l’occurrence, ce qui est en question n’est pas tant la démarche personnelle de Jean-Claude Mailly, qui se revendique « réformiste social et républicain » et expose à la fin du livre ses idées politiques de réforme pour la France et l’Europe, que la capacité collective et autonome du syndicalisme à affirmer opérationnellement, avec obligation de résultats, son engagement réformiste.

 

C’est bien là ce qui anime avec vigueur la réflexion de Paul Santelmann dans son livre, dont il émane un sentiment d’amour déçu par les impuissances syndicales.  Paul Santelmann ne s’attache guère aux spécificités des différents courants syndicaux mais développe d’emblée un discours générique et critique sur la trajectoire de l’ensemble du syndicalisme français.

 

 

Cette trajectoire prend l’allure d’une pente fatale vers l’impuissance et la stérilité, dont Paul Santelmann égrène sans pitié les facteurs qu’il repère. L’interaction de la défaillance de la négociation collective, peu productive de résultats tangibles pour les salariés, et de l’interventionnisme étatique pousse à l’intégration institutionnelle des syndicats mais les détache de la réalité des entreprises, où leur implantation est de plus en plus fragile. De fait, c’est là, sur la longue période, un trait spécifique des relations professionnelles françaises, par rapport à d’autres pays européens, que cette propension de l’interventionnisme étatique à suppléer aux défaillances de la négociation collective et, ainsi, à les encourager, les acteurs sociaux s’en remettant au bout du compte à l’État. Ce couplage de l’interventionnisme étatique et de la pusillanimité de la négociation collective est instable et favorise les brusques retours de flamme dont témoigne abondamment l’histoire sociale française.

 

Paul Santelmann repère les ambivalences initiales, sans doute inévitables, du syndicalisme, entre défense des intérêts immédiats de métier et volonté d’émancipation collective. Mais le drame, pour lui, c’est, au cours du 20e siècle, la prise de contrôle hégémonique du syndicalisme français par les intérêts corporatistes des professions du vaste secteur public, faisant de leurs modèles statutaires et catégoriels une référence obligée pour les salariés du secteur marchand, traités avec une certaine condescendance. Le prix à payer fut l’affaiblissement progressif de la capacité de représentation syndicale dans le secteur privé. La prégnance et la ramification des divisions syndicales, souvent ancrées dans d’archaïques vendettas idéologiques, n’ont pas arrangé le cours des choses. Lorsque, dans la foulée de mai 1968, la section syndicale d’entreprise fut reconnue et que les délégués syndicaux, dont la désignation dépend des confédérations représentatives, furent instaurés à côté des délégués du personnel, les syndicats ne s’avérèrent pas en mesure de s’emparer pleinement de cette innovation. Alors qu’il avait longtemps refusé cette dernière, le patronat sut la retourner en direction d’une décentralisation de la négociation collective à son avantage. L’hégémonie du secteur public au sein du syndicalisme n’a pas favorisé l’émergence d’une culture du compromis et de l’obligation de résultat dans la négociation d’entreprise, où comptent la prise en compte des réalités économiques et pas seulement le rapport de forces. Il faudra le dirigisme étatique pour multiplier, au fil du temps, les « obligations de négocier ». Le rapport à l’instance politique et à l’Etat prime sur la légitimité et l’efficacité de la négociation. Cette primauté s’illustre dans nombre de trajectoires personnelles comme dans plusieurs épisodes de la vie politique du pays. L’intégration institutionnelle des représentants syndicaux dans l’appareil administratif et les organismes de gestion paritaire devient jugée, de fait, plus utile au rapport de forces global que la capacité de représentation syndicale décentralisée dans les entreprises et les territoires.

 

Tout en partageant nombre de notations de Paul Santelmann, j’ai tendance à penser que son analyse donne un poids excessif au rôle hégémonique du secteur public, au demeurant hétérogène et de périmètre évolutif, dans le tropisme institutionnel du syndicalisme français. La faiblesse du syndicalisme dans le secteur marchand et sa difficulté à investir la négociation d’entreprise tiennent aussi à des facteurs endogènes à ce secteur : la tradition élitiste du militantisme syndical à la française ; la distance envers les outsiders précaires, perçus comme une menace pour la cohésion ouvrière ; l’érosion du modèle d’emploi à dominante masculine hérité des trente glorieuses ; etc. Le fait, d’ailleurs, que la CFDT s’affirme comme la première confédération syndicale, d’abord dans le secteur privé, peut être perçue comme un témoignage de l’aspiration de nombre de salariés à faire vivre un syndicalisme explicitement réformiste.

 

Il résulte en tout cas de l’histoire ramassée à grands traits par le livre un grave déficit de capacité d’intervention syndicale sur les transformations technologiques, organisationnelles et territoriales du travail, au cœur de bien des mutations actuelles. Paul Santelmann relève néanmoins les initiatives syndicales des années 2000 autour des esquisses de sécurisation des parcours professionnels et de l’accompagnement des salariés confrontés aux restructurations. Ces initiatives ont cependant manqué de force et de continuité, faute d’une pleine implication des syndicats dans les enjeux de formation et dans la représentation des travailleurs précaires ou chômeurs, au niveau territorial pertinent : il y faudrait une réorganisation profonde des structures et des pratiques syndicales, forgées par la longue histoire de distinctions sectorielles aujourd’hui remises en cause. En expert du domaine, Paul Santelmann développe substantiellement le dossier de la formation continue, exemplaire des impuissances conjointes de la gestion paritaire et de l’étatisme réglementaire à dépasser la primauté de la référence académique pour promouvoir le développement et la reconnaissance des compétences professionnelles, trop souvent invisibilisées. Il exprime sa circonspection à propos de la réforme de 2018 et de son aptitude à surmonter cette situation, sans en dédaigner les opportunités face à la dégénérescence anomique du système antérieur.

La mobilisation de l’expertise empirique accumulée par les salariés sur le travail et son organisation, notamment celles et ceux d’entre eux considérés comme les moins qualifiés, devrait être, pour Paul Santelmann, au cœur d’une stratégie syndicale réformiste, en vue de régénérer l’organisation collective du travail sur la base de la confiance et de la responsabilité et d’en tirer les implications en termes de certification professionnelle et de reconnaissance salariale : l’engagement professionnel fait partie du champ légitime des préoccupations syndicales. C’est aussi une voie pour incorporer le traitement des enjeux sociétaux, prioritairement ceux de la transition écologique, dans l’organisation concrète du travail et le développement des compétences. Ce serait aussi renouer, sur un mode renouvelé et progressiste, avec une tradition syndicale de promotion des qualifications ouvrières. Ces changements auraient vocation à prendre place dans un « nouveau pacte éducatif et social » qui ne miserait pas tout sur la seule massification des études et des diplômes de l’enseignement supérieur.

 

Paul Santelmann esquisse ainsi sa propre voie d’affirmation du syndicalisme de transformation réformiste, qui œuvre au décloisonnement des secteurs public et privé et engage une reterritorialisation de l’action paritaire. Celle-ci serait ainsi plus à même de rendre des services accessibles aux salariés, aux précaires et aux chômeurs, autour d’un meilleur fonctionnement des marchés locaux du travail et des mobilités associées.

Des livres de Jean-Claude Mailly et de Paul Santelmann  émanent bien sûr, au premier degré, des tonalités sensiblement différentes : à chacun selon ses expériences. Mais, à les lire de près, les intersections entre leurs analyses ne sont pas si rares. Dans les deux cas, les voies dessinées pour le renouvellement du syndicalisme restent de l’ordre de l’esquisse encore floue et partielle. Il faudra que nombre d’acteurs du système social se décident à travailler plus résolument ensemble pour que ces voies encore broussailleuses s’éclaircissent et se dégagent.

 

 

Repris du blog de Jacky Fayolle. Voir du même auteur et sur un même thème : « Le syndicaliste, l’élu et l’expert », ainsi que, avec Florian Guyot, La sécurisation des parcours professionnels, Presses de Sciences Po, 2014.