L’Europe a pris la décision politique d’instaurer une taxe carbone sur les compagnies aériennes dès qu’elles touchent le sol européen. Les États-Unis, la Chine et l’Inde s’insurgent, sous l’argument que la mesure va pénaliser leurs compagnies aériennes et qu’elle est donc protectionniste. La Chine fait peser la menace de rétorsions.

Jusqu’à présent, les autorités européennes résistent au chantage. Leurs juges ont confirmé fin 2011 que les compagnies aériennes américaines ne pouvaient pas échapper à la taxation carbone. Mais l’Union européenne n’est pas en grande forme ces temps-ci ; elle pourrait s’incliner devant une si formidable coalition.

Pourtant, il faut défendre la logique d’une telle taxe et militer même pour qu’elle soit étendue au transport maritime. Par un argument écologique d’abord. Mais aussi parce que la Chine a raison : la hausse des coûts de transport permise par la taxe réduirait massivement les gains qu’elle arrive à extraire aujourd’hui du commerce international (sans supporter pleinement son coût écologique et social).

 

En effet, le coût en CO2 du transport international est immense. Voir le remarquable dernier livre de Jancovici, distingué par le Blog. Des économistes (voir Cristea et al 2011) ont calculé pour 2004 que le fret international occasionnait 146 grammes d’équivalent CO2 par dollar échangé. Par comparaison, la production de ces biens négociés génère 300 grammes par dollar échangé, ce qui veut dire que le transport international, essentiellement maritime et aérien, est responsable pour un tiers de la pollution par gaz à effet de serre lié au commerce international.

Les mécanismes de marché prennent très mal en compte ce coût. L’intégration des pays dans le commerce international se fait donc sur base d’une subvention gratuite de mère Nature.

Les grosses entreprises ont d’autant plus intérêt à inscrire leur production dans une chaîne d’achats-ventes (supply chain), où le bien manufacturé est le produit d’additions de valeur ajoutée couvrant plusieurs pays ou continents. La Chine en est un maillon essentiel. Le gros de ses exports consiste à importer des matières premières ou des biens intermédiaires, les façonner à domicile, les réexporter, parfois même les réimporter avant l’ajout de valeur ajoutée finale.

À cause de ces chaînes intégrées, certains biens, comme l’électronique ou les biens d’équipement, ont des coûts en CO2 dont les trois-quarts viennent du transport. Des productions qui paraissent « propres » au niveau de la production sont en fait très polluantes quand on prend en compte le transport. Et le choix de l’aérien plutôt que le maritime accroît d’un facteur 100 ce coût, ce qui justifie la priorité européenne donnée à l’aérien.

Il serait absurde et quelque peu cynique de refuser la division internationale du travail quand les pays occidentaux en ont massivement profité dans le passé. Mais il est anormal de la subventionner en omettant son coût écologique, ainsi que le coût social d’une déstructuration trop rapide du tissu industriel de nombre de pays importateurs.

On dira que cette distorsion dans le commerce international va se résorber sur la durée à la fois par la hausse des salaires dans les pays émergents et par la hausse du prix du fuel, qui est la meilleure amie des écologistes. Oui, mais l’ajustement prendra du temps et les dégâts s’accumulent entre-temps.

Pour ces raisons, il est sain de corriger ces distorsions, que ce soit par permis d’émission, par extension de la taxe sur les produits pétroliers (TIPP) au fuel aérien et maritime, ou par une taxation carbone touchant tous les modes de transport selon leur coût en CO2. Le coût écologique est mieux facturé ; la surdélocalisation est pénalisée.

Aujourd’hui, il n’y a que le transport par camionnage en Europe qui subit une telle taxation. Mais cela crée une distorsion entre les modes de transport : un coup de pouce est donné si on affrète un bateau pour la Chine, mais pas si on livre par camion dans la province française.

Rien n’est idéal, bien sûr : suite à une telle mesure, il y aurait report partiel sur le camionnage, qui coûte sensiblement plus que le maritime en CO2. Il ne faut pas oublier aussi que la création de zones de libre-échange régionales, telle l’Union européenne, a eu pour effet de réduire ou d’éliminer les droits de douane internes, favorisant ainsi le commerce régional et donc le poids du camionnage. Mais l’Europe avait mis en place, au moment où elle abolissait les droits de douane internes à la zone, une fiscalité très lourde sur le fuel routier. Elle ne favorise donc pas indûment le transport par camion.

Il faut donc saluer la taxe carbone aérienne et souhaiter que l’Europe résiste aux pressions. Elle agit dans l’intérêt collectif tout en jouant sa carte stratégique : elle sera globalement gagnante à une facturation du coût écologique du transport. Le projet européen, si négligé aujourd’hui par des opinions publiques désenchantées, a ici tout son sens.

 

Contribution originale pour l’Agefi hebdo.