Parlons cuisine, avec quand même un peu de théorie, pour un billet qui s’adresse plutôt aux évaluateurs.

Le risque spécifique a un sens bien précis en évaluation d’entreprise. Il s’agit d’une notion financière, venue de la théorie des marchés financiers à l’équilibre, plus précisément du CAPM. Il ne s’agit pas d’un concept de management. Le risque spécifique, c’est ce risque que rencontre l’entreprise dans la marche de ses affaires, mais qu’un investisseur avisé arrive à supprimer par le jeu de la mutualisation. Telle entreprise subira un incendie, telle autre un bris de machine, une troisième aura la chance d’un taux très bas et inattendu de malfaçons sur ses chaînes de production, une suivante la défection d’un cadre important, etc. Mais si les titres financiers assis sur ces entreprises sont cotés sur les marchés financiers et si on constitue un portefeuille très large d’entreprises de la sorte, ces différents chocs s’annulent les uns les autres, d’autant plus vite qu’ils sont indépendants de l’un à l’autre ; ils forment au total un bruit de fond à la variance très faible ou nulle. La loi des grands nombres fait son travail.

Le marché financier, qui permet la diversification, joue donc le rôle d’une grande lessiveuse à risque, c’est-à-dire finalement d’un assureur, une fonction essentielle et souvent négligée dans l’analyse des économies de marché. En supposant négligeables les coûts de transaction, il n’y a pas, du point de vue de l’investisseur, à demander une prime de risque pour un risque qui s’est éliminé de lui-même. Si le marché est large, une diversification de portefeuille par un investisseur individuel ne changera rien au prix du risque (mais réduira la volatilité de son propre portefeuille, c’est-à-dire son risque spécifique).

L’effet de mutualisation s’arrête empiriquement à un certain moment. Un résidu incontournable demeure, qui est, selon le terme du modèle CAPM, le risque global ou « systématique » de l’économie1. C’est le seul qui justifie une prime de risque. Pour chaque entreprise, cette prime sera à l’équilibre fonction de la corrélation de son rendement financier avec le rendement du marché ou de l’économie, le bêta bien connu.

C’est cela qui figure dans la panoplie de tous les évaluateurs, quand ils cherchent à définir le coût du capital avec lequel actualiser les flux de trésorerie.

Le risque opérationnel est une notion plus récente, non financière, qui appartient à la sphère du management et de contrôle de gestion. Elle a été formalisée dans la réglementation bancaire, chaque établissement devant s’attacher à mesurer et à réduire ses risques opérationnels, à les assurer ou, ce qui revient en théorie au même, à mettre des fonds propres en face. Il y a donc une forte incitation à contrôler et à limiter au maximum ces risques. Cette formalisation de la maîtrise des risques s’étend désormais aux entreprises non financières, bien que non spécifiquement régulées. C’est le rôle des risk managers, une fonction qui prend de l’importance au sein des entreprises, de gérer de tels risques en liaison avec les opérationnels. Quels sont-ils en pratique ? On retrouve à vrai dire la liste ébauchée plus haut : incendie, rupture de production, personnel-clé, incident commercial, etc., autant de choses que le marché financier, pour des entreprises cotées et sous les hypothèses du CAPM, arrive à éliminer. On est donc fondés à assimiler les deux notions, l’une venue de l’évaluation financière, l’autre des bonnes pratiques de management.

 

Pourquoi une assurance ?

La question vient alors : pourquoi l’entreprise se soucie-t-elle de réduire ces risques à son niveau si le marché financier joue cette fonction à l’étage au-dessus ? N’y a-t-il pas sur-assurance ? Allant plus loin, dans le pur modèle des marchés à l’équilibre, qu’il s’agisse des résultats du CAPM ou du théorème de Modigliani-Miller, il devient inutile de s’assurer. Si l’entreprise s’assure par exemple contre ses grands risques industriels, ses flux de trésorerie seront moins risqués et plus visibles ; mais ils se réduiront de la prime d’assurance. Si tous ses risques sont assurés de la sorte (on sait que c’est impossible, puisqu’il reste déjà un risque systématique et que le risque des affaires ne peut être couvert par une assurance privée), on obtient l’équivalent-certain du flux de trésorerie, qu’on peut actualiser avec le taux sans risque. L’assurance est inutile.

On voit bien l’absurdité pratique de l’affirmation. Si les entreprises s’assurent, ou si elles investissent des ressources pour mesurer, surveiller et réduire le risque2, c’est que la prévention du risque est créatrice de valeur et que le marché financier ne peut jouer ce rôle.

Pourquoi cela ? Le rôle de l’assurance n’est pas seulement de mutualiser les risques, il est précisément de les prévenir, de les sélectionner et de les surveiller. Cette notion d’assurance est générale : elle vaut tout autant si l’entreprise travaille en autoassurance. C’est dans ce cas sur ses ressources propres qu’elle introduit cette surveillance3. On introduit ici le rôle des incitations et donc un monde à l’information imparfaite où existent aléa moral, sélection adverse et d’autres déviations de comportement par rapport au modèle standard de la finance.

On sait que les asymétries d’information, selon le terme consacré, sont un cas qui invalide les grands résultats de la théorie des marchés à l’équilibre. C’est évident pour le théorème de Modigliani-Miller : un endettement plus important de l’entreprise change l’attitude face au risque des dirigeants de l’entreprise et de ses bailleurs de fonds4. Elle affecte donc la création de valeur (dans un sens difficile à déterminer, ce qui est malcommode pour l’évaluateur). Mais il en va de même pour le CAPM. La frontière entre risque spécifique et risque systématique devient poreuse. Si tous les dirigeants d’entreprise devaient se moquer de la prévention des risques au prétexte qu’elle est faite à l’étage au-dessus, c’est le risque de toutes les entreprises qui serait affecté et donc le risque économique global. On retrouve bien le caractère de résidu du risque systématique.

Cela ne veut pas dire que les marchés financiers, c’est-à-dire les actionnaires et les créanciers qui détiennent des titres sur les entreprises, restent indifférents : eux-mêmes cherchent à faire en sorte que les managements réduisent leurs risques opérationnels. Le marché reste en cela assureur, au sens d’un surveillant du risque. Mais cette relation entre investisseurs et entreprise est très imparfaite. C’est tout le sujet de la gouvernance, elle-même le produit d’asymétries informationnelles.

Par conséquent, ces imperfections montrent les limites autant du CAPM que de Modigliani-Miller. Ce n’est pas étonnant : ces deux résultats reposant sur les mêmes hypothèses ; ils sont largement équivalents, même si le premier s’adresse habituellement au risque économique et le second au risque lié à la structure financière de l’entreprise5.

 

Le risque de faillite

Notons qu’il en va de même pour le risque de faillite. Il remet en cause Modigliani-Miller : si subir une faillite entraîne une dépréciation de l’actif économique de l’entreprise, alors il n’est pas indifférent de s’endetter plus : on accroît les chances de faire défaut. Mais il remet tout autant en cause le CAPM. Le modèle vous dit qu’au-delà des synergies industrielles, il n’y a pas de « synergie financière », comme par exemple pour une entreprise d’accroître son portefeuille d’activités et ainsi réduire la volatilité de son résultat consolidé. Cette autoassurance ne sert à rien, puisque le marché financier peut faire le travail. À nouveau, c’est faux quand l’entreprise porte des dettes.

Ces remarques sur l’impact d’une information imparfaite  ne sont pas très positives, parce qu’elles ne proposent pas de solutions à l’évaluateur. Le modèle standard est déficient, ce dont témoigne la forte instabilité empirique des bêtas quand on cherche à les estimer. Plus grave, on n’est pas capables de juger l’importance empirique de ces effets informationnels. On est clairement à une frontière que la recherche universitaire a du mal à franchir. À preuve, les bases théoriques et les outils utilisés aujourd’hui par les évaluateurs restent à peu près ceux qui se sont cristallisés dans les années 1970. Les praticiens en sont réduits à des palliatifs ou subterfuges.

 

1. Dans un modèle à risque exogène unique, comme dans le CAPM.

2. Ressources que l’assureur externe va lui-même dépenser en partie ou obliger l’entreprise à dépenser pour limiter son risque.

3. Les fonds propres sont dans cette approche une assurance tout risque, une fois qu’on a assuré individuellement tous les risques qui pouvaient l’être. Voir Merton, Robert, C., 2005, « You Have More Capital than You Think”, Harvard Business Review, November, pp. 85-94, un papier juste sur le fond, mais que l’auteur doit regretter à présent (nous étions en 2005). Ce type de raisonnement a justifié intellectuellement l’énorme montée des leviers d’endettement des grandes institutions financières mondiales.

4. Y compris les fournisseurs, qui hésitent à vendre à crédit si le levier s’accroît. Cela illustre le statut hybride du BFR, qui n’est pas qu’opérationnel, mais aussi financier.

5. Parmi les premiers papiers sur le sujet, voir Hamada R. S., “Portfolio Analysis, Market Equilibrium and Corporation Finance”, Journal of Financial Economics, vol. 24, n°1, mars 1969