Beaucoup des lecteurs de Vox-Fi seront certainement intéressés par l’ouvrage de référence rédigé par Bruno Husson en matière de finance d’entreprise : « Analyse Financière et Évaluation d’Enterprise » (PUF, janvier 2022). Le livre traite en particulier des méthodes d’évaluation d’entreprise, et, comme l’indique le présent billet, le chausse-trappe majeur que représente la prise en compte simultanée du temps et du risque. (Note de la rédaction)

La valeur d’un actif peut être appréhendée aisément à travers les prix observés sur un marché où des actifs comparables sont échangés. C’est l’approche analogique de l’évaluation. Une solution alternative consiste à répliquer dans un modèle d’évaluation la façon dont ces prix se forment sur le marché. C’est l’approche intrinsèque de l’évaluation. Dans la pratique, cette deuxième approche est souvent la seule retenue parce que les références de prix requises par la première approche n’existent pas ou ne sont pas fiables, notamment en raison de la faible comparabilité des actifs identifiés ou encore de l’absence de liquidité des marchés où ces actifs sont échangés.

Le principal atout de la méthode DCF, méthode phare de l’approche intrinsèque, est la faculté donnée à l’évaluateur de l’adapter à chaque cas d’espèce, mais avec pour contrepartie une complexité d’exécution, liée à l’obligation de sélectionner la modalité de mise en œuvre appropriée parmi l’éventail des choix possibles. La prise en compte du risque fournit une bonne illustration de ces capacités d’adaptation, mais également des erreurs d’estimation consécutives à des choix inappropriés. Ainsi, le choix des modalités usuellement retenues par les évaluateurs est critiquable et peut conduire à sous-évaluer notablement l’entité évaluée, comme c’est le cas pour les concessions autoroutières.

Les deux paramètres clés de toute évaluation financière : le temps et le risque

Le point de départ de l’approche intrinsèque est la définition du concept de valeur financière selon lequel la valeur d’un actif repose sur les flux de trésorerie que le détenteur de cet actif est susceptible de percevoir dans le futur. Comme ces flux interviennent à des dates échelonnées dans le temps et sont soumis à des aléas, le modèle doit nécessairement intégrer le comportement de l’investisseur à l’égard de deux paramètres : le temps et le risque. La théorie financière nous indique comment intégrer ces deux paramètres isolément, c’est-à-dire intégrer le temps sans considération du risque et intégrer le risque dans le cadre d’un modèle monopériodique (i.e. sans considération du temps).

S’agissant de la prise en compte du temps, les modèles utilisent la technique de l’actualisation, c’est-à-dire l’hypothèse communément acceptée selon laquelle l’individu exprime une préférence pour le présent. Concrètement, cela signifie que l’homo economicus n’envisage pas de différer la concrétisation d’une envie sans contrepartie (par exemple, renoncer à prendre deux jours de congés dans l’immédiat contre la possibilité de partir trois jours dans un délai d’un mois). Sur les marchés financiers où, à travers l’acquisition de titres de créance considérés comme sans risque (bons du Trésor ou emprunts d’État), on échange implicitement du temps (i.e. une somme d’argent détenue aujourd’hui contre une somme d’argent disponible à une date ultérieure), le taux de préférence des individus pour le présent se traduit logiquement par l’existence d’un taux d’intérêt positif. Ce taux d’intérêt sans risque matérialise un principe de base de la finance : « la valeur temporelle de l’argent » (un euro d’aujourd’hui n’est pas équivalent à un euro de demain, car l’euro perçu aujourd’hui, placé au taux d’intérêt sans risque, donnera plus d’un euro demain). Fondée sur ce principe, la technique de l’actualisation permet d’agréger des flux (supposés sans risque) intervenant à des dates échelonnées dans le temps, en les ramenant à la date d’aujourd’hui par le truchement du taux d’intérêt, et de déterminer ainsi la valeur de l’actif associée à cette chronique de flux.

S’agissant de la prise en compte du risque, le modèle couramment utilisé par les évaluateurs est le Modèle d’Evaluation des Actifs Financiers (Medaf). Ce modèle repose sur une segmentation en deux composantes du risque qui pèse sur les flux futurs générés par un actif : (i) le risque spécifique (ou risque diversifiable), que le détenteur de l’actif peut éliminer en diversifiant son patrimoine, (ii) le risque systématique (ou risque non diversifiable), qui reste supporté par l’investisseur dont le patrimoine est parfaitement diversifié. Selon la formule du MEDAF, la rentabilité exigée sur un actif financier est égale au taux d’intérêt sans risque plus une prime de risque qui ne dépend que du risque systématique (le marché ne rémunère pas la fraction diversifiable du risque). Grâce au Medaf, on sait calculer la valeur d’un actif générant un flux risqué sur une période unique : c’est le flux moyen (ou flux « espéré ») actualisé au taux de rentabilité donné par la formule. Les deux composantes du risque de l’actif sont bien prises en compte : le risque spécifique au travers du calcul du flux espéré (soit, en théorie, la moyenne des flux anticipés dans les différents scénarios possibles, pondérée par la probabilité d’occurrence desdits scénarios), et le risque systématique via l’actualisation du flux espéré à un taux « risqué » intégrant une prime de risque.

Cependant, dans la pratique, il faut bien prendre en compte le fait que les évaluations portent sur des entités générant des flux sur plusieurs périodes (voire sur un horizon infini), ce qui conduit les évaluateurs à s’écarter du cadre théorique évoqué ci-dessus pour intégrer les paramètres temps et risque dans le même modèle (autrement dit, conjuguer le risque avec le temps).

 

L’intégration usuelle du risque dans le taux d’actualisation peut conduire à sous-estimer notablement l’entité évaluée : l’exemple des concessions autoroutières

La démarche usuellement retenue par les praticiens pour intégrer le risque consiste à transposer le Medaf dans un cadre multipériodique. Concrètement, les prix du temps et du risque (systématique) sont intégrés simultanément, sur la durée de vie des entités évaluées, via l’actualisation des flux futurs espérés à un taux risqué unique, égal au taux d’intérêt sans risque majoré de la prime de risque (constante) issue de la formule du Medaf.

La démarche alternative intègre successivement (et non simultanément) les paramètres temps et risque : le paramètre risque, dans un premier temps, via la détermination de « flux équivalents certains » et le paramètre temps, dans un second temps, via l’actualisation de ces flux au taux d’intérêt sans risque. Les flux équivalents certains intègrent la totalité du risque et sont donc inférieurs aux flux espérés qui n’intègrent que la fraction diversifiable du risque.

La difficulté de la démarche alternative réside dans la détermination des coefficients d’ajustement à appliquer aux flux espérés pour obtenir les flux équivalents certains. Ces coefficients peuvent être estimés dans le cadre théorique du Medaf, mais la formule de calcul, plutôt alambiquée, s’avère inapplicable dans la pratique. Soulignons par ailleurs que, dans le cadre d’une évaluation d’entreprise, l’évaluateur doit d’abord apprécier le degré d’optimisme du plan d’affaires, avant même de s’interroger sur les modalités d’intégration du risque. S’il estime disposer d’un plan d’affaires représentatif du scénario moyen associé aux flux espérés, il pourra soit actualiser ces flux au taux risqué du Medaf, soit déterminer des flux équivalents certains et les actualiser ensuite au taux d’intérêt sans risque. Dans ce dernier cas, les flux équivalents certains sont estimés, avec la même subjectivité positive qui a permis de « qualifier » le plan d’affaires, en définissant les grandes lignes d’un scénario pessimiste et en ajustant les flux espérés sur cette base. S’il estime disposer d’un plan d’affaires plutôt conservateur, voire pessimiste, l’évaluateur ne peut mettre en œuvre la démarche usuelle sans ajuster les flux du plan à la hausse, mais il peut en revanche opter directement pour la démarche alternative en considérant que les flux du plan donnent une estimation raisonnable des flux équivalents certains.

La démarche usuelle d’intégration du risque s’avère critiquable, car en utilisant la technique de l’actualisation pour conjuguer le risque avec le temps (alors que cette technique n’est a priori destinée qu’à prendre en compte la valeur temporelle de l’argent), elle formule implicitement une hypothèse forte sur l’évolution du risque systématique en supposant que ce risque augmente fortement avec le temps. La démarche alternative apparaît plus solide, car en traitant séparément les problématiques relatives à l’intégration du temps et du risque, elle ne formule aucune hypothèse a priori sur l’évolution du risque, ce qui permet de traiter de façon rigoureuse tous les cas d’évaluation et notamment l’évaluation d’activités qui bénéficient d’une bonne visibilité sur une longue durée (par exemple les concessions autoroutières) et pour lesquelles l’hypothèse d’une augmentation croissante du risque avec le temps est particulièrement contestable.

À titre d’illustration, considérons une concession autoroutière susceptible de générer en moyenne un flux annuel de 800 M€ sur une durée de 30 ans (l’inflation est supposée nulle). Sur la base d’un taux d’intérêt (réel) sans risque de 1,5 %, d’un coefficient bêta d’activité de 0,5 et d’une prime de risque de marché de 5,5 %, le taux de rentabilité donné par la formule du Medaf s’élève à 4,25 % (1,5 % + 0,5 x 5,5 %) et la valeur de la concession selon la démarche usuelle d’intégration du risque ressort à 13 423 M€ (valeur actuelle, au taux de 4,25 %, du flux annuel de 800 M€ sur une durée de 30 ans). Compte tenu de la bonne visibilité sur le chiffre d’affaires qui, malgré une base de coût relativement fixe, confère à l’activité un faible risque systématique (attesté par le coefficient bêta de 0,5), il apparait raisonnable de fonder la détermination des flux équivalents certains sur un coefficient d’abattement constant de 0,15. Sur cette base, la valeur de la concession selon la démarche alternative ressort à 16 331 M€ (valeur actuelle, au taux d’intérêt sans risque de 1,5 %, du flux annuel équivalent certain de 680 M€). L’écart avec l’estimation donnée par la démarche usuelle est d’environ 22 % (près
de 30 % avec un coefficient d’abattement de 0,10) et provient des hypothèses implicites formulées sur l’évolution du risque dans le temps. Avec la démarche alternative retenue ci-dessus, le risque est supposé invariant (l’abattement pratiqué sur le flux espéré au titre du risque est de 15 % quelle que soit l’année considérée), alors qu’avec la démarche usuelle, le risque augmente fortement avec le temps (l’abattement pratiqué au seul titre du risque passe ainsi de 10 % en année 4 à 21 %, 31 %, 40 % et 50 % en années 9, 14, 19 et 26, soit une progression très importante que le profil de risque de l’activité ne saurait justifier).

En conclusion, alors même que la méthode DCF est souvent privilégiée pour donner des références de valeur dans le cadre d’opérations financières ouvertes au grand public, utiliser la démarche usuelle d’intégration du risque pour l’évaluation d’activités bénéficiant d’une bonne visibilité sur une longue durée est critiquable et peut conduire à des sous-évaluations notables. On tient là sans doute l’une des raisons pour lesquelles la privatisation des concessions autoroutières, intervenue en 2006, continue aujourd’hui à faire polémique dans les cercles économiques et politiques.

 

 

Cet article a été initialement publié sur Vox-Fi le 24 novembre 2022.