Il était redoutablement difficile pour un pays sorti de l’orbite soviétique de s’adapter au choc de l’ouverture économique à l’Ouest : un appareil productif inadapté et parfois délabré ; des liens commerciaux et industriels se faisant essentiellement avec l’ex-Union soviétique ; la difficulté de faire naître une génération de « vrais » entrepreneurs plutôt que des opportunistes… La Pologne fait partie des pays de l’Est qui ont effectué remarquablement la transition, ceci en acceptant trois choses :

  • Très vite, devenir l’hinterland de l’économie allemande, pourtant ennemi historique, en tirant partie de sa main-d’œuvre peu chère et relativement bien éduquée. Cela signifiait à la fois accepter et être capable d’attirer un flux important de capitaux étrangers.
  • Accepter un temps l’émigration de ses travailleurs (jusqu’à 2,5 millions à son pic), assurant ainsi un flux de devises et une formation à l’étranger. Il est dit que la balance de l’émigration est désormais négative, beaucoup de Polonais revenant au pays. Et jusqu’à la crise ukrainienne, il était notoire que le gouvernement du PiS ne tolérait aucune immigration.
  • Enfin, l’insertion dans l’UE qui a permis, entre de multiples avantages de sécurité et de stabilité institutionnelle, un flux net de transferts de subventions (dont certaines au titre de la politique agricole commune) et de crédits bonifiés à long terme s’élevant au total à 170 Md€ entre 2004 et aujourd’hui.

Une comparaison avec l’Espagne, autre pays à succès au sein de l’UE, est intéressante. Le graphique qui suit montre l’évolution du PIB réel en indice basé sur l’année 1995.

 

La très forte croissance espagnole, au regard du reste de la zone euro, s’est produite jusqu’à la Grande crise financière de 2008, et à nouveau sur la période récente ; celle de la Pologne est plus continue, sans avoir subi le choc de la crise de 2008 ni à l’excès celui du Covid. Quand le PIB par tête était près de 7 fois plus élevé en Espagne qu’en Pologne en 1991, la proportion est de 1,6X en 2022. Le rattrapage est encore plus significatif envers le reste de la zone euro, la traînarde du graphique ci-dessus. Seuls les pays baltes ont connu une croissance plus forte.

 

Regardons plus particulièrement la balance courante et les flux de capitaux (c’est fou ce que l’examen d’une balance des paiements renseigne sur un pays, en tout cas pour un pays aussi ouvert sur l’extérieur qu’est la Pologne. On recommande à nos lecteurs l’excellente base de données du FMI à cet égard). Elle révèle quelques surprises :

  • La croissance a été très fortement tirée par le commerce extérieur, faisant de la Pologne une économie désormais extrêmement ouverte. Les imports et les exports de biens (à peu près à l’équilibre) représentaient 30 % du PIB en 2005. Le chiffre est de 55 % aujourd’hui.

 

  • Il y a très gros excédent commercial en 2023 (6,6 % du PIB) mais qui vient essentiellement des services (7,7 %) contre 1 % pour les marchandises (graphique ci-dessous). Les services de transport et les services de personnel détaché jouent un rôle massif.

 

  • Pourtant le solde de la balance courante, malgré ces performances étonnantes, reste à un niveau modeste : 0,2 % du PIB contre 3 % pour la zone euro. Pourquoi ? Essentiellement parce que cette croissance polonaise s’est opérée par afflux très important d’investissements directs venus de l’étranger (essentiellement par les entreprises allemandes). En montant, ils représentent aujourd’hui la moitié du PIB alors qu’ils partaient de zéro à la chute du mur de Berlin. À noter qu’ils stagnent en proportion depuis environ 2011. Voir graphique qui montre aussi l’encours des investissements de portefeuille détenus par l’étranger, dont on note le recul depuis 2017.

 

  • Or, ce capital étranger investi rapporte un flux important de revenus (dividendes ou profit retenu sur place, revenus dits « primaires ») : ce flux sortant s’élève à 8,3 % du PIB et à 6,6 % en moyenne depuis 2011.
  • En sens inverse cependant jouent les flux entrants au titre des subventions de l’UE, les 170 Md€ déjà indiqués. Ces flux (auxquels s’ajoutent les transferts d’argent des Polonais émigrés) s’élèvent à 4,3 % en 2023.
  • Attention que le solde de la balance courante ne donne qu’une idée très imprécise de ce qu’on appelle le flux net de trésorerie « opérationnel » ou « courant » qui rentre dans les pays, pour faire l’analogie avec cet agrégat habituel dans le monde de l’entreprise. Les revenus d’investissements directs en sont l’illustration. Sur les 38 Md$ qui sortent au titre des revenus des investissements directs faits par l’étranger sur le sol polonais, les dividendes, rachats d’actions et flux d’intérêts font 22 Md$. C’est beaucoup, puisque cela fait 3,5 % du PIB. Mais, du point de vue du cash, il y a donc bien 11 Md$ des 38 Md$ qui restent sur place. On peut donc dire qu’il y a un afflux constant de devises au titre des opérations « courantes » du pays.

Donc au total une situation confortable, y compris même, autre surprise, s’agissant des finances publiques. Elles sont structurellement déficitaires, – 4 % en moyenne pour le solde budgétaire) (voir trait bleu pointillé dans le graphique qui suit), solde qui marque même un déficit de 5,2 % en 2023, exactement le chiffre qui a assez choqué récemment en France quand Bruno Le Maire a dû l’annoncer. Et pourtant, le poids de la dette (trait rouge) ne s’accroît pas en proportion du PIB oscillant autour de 50 % du PIB.

 

À quoi doit-on ce mystère ? Simple comptabilité. La croissance solide, autour de 4 %, ajoutée à l’inflation structurelle, est restée sur la période à peu près au même niveau que le coût de la dette. Numérateur et dénominateur du ratio dette sur PIB courant évoluent donc au même rythme, un peu moins en 2023 sachant une croissance un peu plus faible (1,9 % en 2023 et 2,4 % prévu en 2024, pour une inflation de 2,4 % mais un taux d’intérêt, on l’a vu, de 5,7 %, contre 2,5 % pour la zone euro).

Le problème de la banque centrale

Même confort pour la Banque nationale de Pologne. Mais peut-être trop. Là est l’origine d’une querelle entre le gouvernement et la banque centrale qui tourne désormais à la crise politique. Voici son bilan :

 

Le total du bilan fait moins de 30 % du PIB en 2022, alors que le bilan de la BCE en fait plus de 70 %. De fait, il n’y a pas ici eu la politique d’assouplissement quantitatif qu’ont connu la plupart des autres banques centrales : le portefeuille obligataire atteint 5 % seulement du PIB.

Mais n’y a-t-il pas quelque chose de choquant dans ce bilan ? En effet, le stock de devises que la banque atteint un quart du PIB, un montant sans comparaison avec ce que font la plupart des banques centrales. Le stock de devises de la Banque du Canada, du Japon ou du Royaume-Uni par exemple est négligeable. La Banque de Suède est à 7 % du PIB, celle de l’Australie à 3 %. Une exception pourrait être celle du Danemark, soit 20 % du PIB, mais le taux de change est étroitement calé sur l’euro et ce stock tient largement aux relations bancaires étroites avec la BCE sachant l’intensité de l’intégration du pays avec la zone euro.

Du point de vue du pays, c’est une curieuse utilisation des ressources. Voici un quart du PIB qui pourrait très probablement être mieux placé. Et c’est un risque de change très important. De fait, la banque centrale a perdu 4 Md$ en 2022 et 5 Md$ en 2023 en raison de la montée du zloty. La banque a dû lutter contre une très forte inflation importée (+ 18,4 % en février 2023 et pour cela a porté son taux d’intérêt à 5,6 %, un taux plus élevé que celui de la BCE. L’inflation a reculé à 2,4 %, le combat est gagné, mais la montée du peso a occasionné des pertes importantes.

Ces pertes apportent toutefois de l’eau au moulin du nouveau gouvernement qui veut poursuivre en justice le président de la banque, Adam Glapiński. La BCE est très réticente, voyant dans ces attaques une menace à l’indépendance de la banque centrale. Or, c’est justement l’absence d’indépendance qui justifie la plainte : une baisse jugée opportuniste du taux d’intervention à l’approche des élections et un refinancement du déficit public par rachat direct d’obligations en 2020 et 2022, ce qui est contraire à la constitution.

En réalité, le seul vrai reproche qu’on peut adresser est la mentalité d’écureuil qu’a eu la banque en matière de thésaurisation de devises.

Quelles perspectives à présent, du moins pour la croissance ? A-t-on atteint un plateau dans le rattrapage sur les pays avancés de l’Europe ? Quelques vents contraires se manifestent, en premier lieu la guerre ukrainienne qui certes favorise l’industrie de la défense et apporte le secours en bras des émigrés ukrainiens (malgré leur afflux, le taux de chômage reste à 5,1 % contre 6,5 % pour la ZE). En second lieu, le fort ralentissement de l’Allemagne, dont la prospérité tenait à la Russie pour l’énergie pas chère, aux États-Unis pour la sécurité et à la Chine pour les exportations, trois moteurs qui toussotent aujourd’hui ; enfin, la baisse des fonds structurels apportés par l’UE sachant le niveau de vie atteint désormais par le pays. À suivre.