Après 4 ans de débats, Bruxelles dispense les très petites entreprises (TPE) de publier leurs comptes (sont visées les entreprises ne dépassent pas 2 parmi 3 critères : un chiffre d’affaires de 700.000€, un total de bilan de 350.000€ et un nombre d’employés de 10). Beaucoup de voix en France se sont élevées contre cette mesure, saluée en Allemagne. Depuis longtemps en effet s’affrontent en Europe une approche allemande et une approche française sur ces questions :

  • en France (où le réflexe étatique domine) la loi impose au chef d’entreprise la transparence obligatoire, les relations inter-entreprises sont brutales et on traite souvent son fournisseur aussi mal que son concurrent ;
  • en Allemagne, c’est d’abord le chef d’entreprise qui décide ce qu’il communique et il partage plus facilement l’information avec les entreprises proches.

 

Laisser les TPE libres de publier ou non leurs comptes facilite la vie des petites entreprises, responsabilise leurs dirigeants et donne donc à notre collectivité des PME plus dynamiques et plus solides. Un principe simple est que des chefs d’entreprise qui font appel à l’épargne publique doivent leurs comptes au public ; mais ils ne doivent leurs comptes qu’à leurs partenaires si leur financement est fermé.

 

La transparence raisonnée que je défends n’est pas l’opacité : un dirigeant a intérêt à partager une information qui améliorera la réputation de son entreprise auprès de partenaires qui peuvent lui être utiles. Mais il n’a pas intérêt à donner gratuitement une information à quelqu’un qui va en faire un usage nuisible pour son entreprise. La règle de la vie des affaires est le donnant donnant : pourquoi l’information comptable échapperait-elle à cette règle ? Pourquoi ai-je le droit de garder le silence sur mes techniques de production et pas sur mes comptes ?

 

Cette réforme rejoint d’ailleurs largement les usages. La tradition française de transparence forcée pour tous est tellement contraire à la logique de la petite entreprise qu’elle n’est pas appliquée : un million et demi d’entreprises devraient théoriquement publier leurs comptes mais (avant même la réforme) on estime que 600.000 ne le font pas et la majorité des procureurs ont renoncé à poursuivre. Dans leur majorité ces entreprises qui ne publient pas donnent leurs comptes les fournissent à leurs partenaires dès qu’elles y voient leur intérêt : au client qui lance un appel d’offre, au fournisseur qui leur assure un crédit ou à son assureur crédit.

 

Ne vont vraiment y perdre que ceux que j’appelle les prédateurs : l’acheteur à la recherche de la moindre parcelle de gras dans les comptes de son fournisseur. Ou le concurrent. Je donne un exemple dans mon livre (La Révolution des Cercles, 50 bonnes pratiques pour présenter son entreprise, à paraître). Une petite entreprise produisait des montres de luxe et ne souhaitait pas que son chiffre d’affaires soit connu de son principal concurrent, LVMH, qui n’isole pas cette activité dans ses comptes. Cet exemple illustre l’inégalité majeure entre petite et grande entreprise face à la publication des comptes. Une chatte ne retrouverait pas ses petits dans les comptes de la grande entreprise. Alors que son concurrent lit à livre ouvert dans les comptes de la petite entreprise : il lit les quantités derrière le chiffre d’affaires et la politique de marge derrière le résultat.

 

Certaines grandes organisations vont devoir s’adapter, leurs fournisseurs en information également. Cet aiguillon à la créativité est le bienvenu. Depuis 20 ans, les grandes entreprises d’information faisaient toutes plus ou moins la même chose : la licence des greffes d’accès aux comptes publics écrasait la concurrence par le produit. Toutes les grandes organisations se sont mises à raisonner sur des scores analogues étalonnés sur les comptes. Mais ces scores provoquent l’uniformité des décisions, une conduite dans le rétroviseur (les comptes regardent en moyenne 18 mois en arrière) et pénalisent la nouvelle entreprise qui ne peut pas présenter trois jeux de comptes.

 

On trouvera des alternatives aux comptes. Les credit managers américains, privés des comptes, s’appuient notamment sur le suivi des délais de paiement tirés des balances âgées des gros acheteurs : un indicateur simple, peu coûteux et bien plus réactif que les comptes annuels. L’économie française gagnerait à ce qu’on mette plus le projecteur sur ceux qui abusent des délais de paiement !

 

 

Jérôme Cazes, président de MyCercle, ancien Directeur général de Coface.