Beaucoup disent : « quand le CAC bouge en un mois de 4.100 à 3.400, j’ai du mal à me convaincre que les marchés financiers sont efficients. » Par efficient, ils entendent (à raison) que le CAC reflète la valeur fondamentale des sociétés de l’indice, c’est-à-dire la meilleure estimation aujourd’hui du total de leurs dividendes à venir. Comment expliquer qu’il baisse de 20 % en un mois ? Est-ce là du fondamental ?

Et pourquoi pas ! Les séquelles de la crise financière font tomber l’économie dans un incertain extrême, avec des scénarios très tranchés. Ou bien, par exemple, la crise des souverains de la zone euro se résorbe gentiment (l’ajustement nécessaire des finances publiques ne compromet pas la reprise de la dépense privée), ou bien elle explose en un scénario moins gentil : choc financier puis économique, selon une chronique expérimentée en 2008-09.

A partir de là, chaque petite nouvelle est absorbée par le marché et donne une poussette vers un scénario plutôt que l’autre. Echec d’une manifestation des fonctionnaires en Espagne contre le plan de Zapatero : optimisme ! Madame Merkel qui en rajoute dans le zèle restrictif : pessimisme ! C’est l’un ou l’autre, et la notion de prix moyen n’a plus beaucoup de sens. Au fond, une définition plus modeste de l’efficience des marchés, c’est leur capacité à incorporer l’ensemble des informations disponibles à un moment donné. Et à ce titre, leur performance n’est pas si mauvaise. Sans bien sûr être absolue.

Les économistes nous disent que le marché est un instrument imparfait quand précisément l’événement à risque a un caractère « catastrophique », à la fois rare et à conséquences énormes. Ce que Nassim Taleb appelle fameusement un « cygne noir » , dont un modèle a été le risque immobilier subprime. L’embarras, dans ces circonstances, est que les autres modes de collecte d’information ne sont guère plus efficaces : panels d’experts, modèles quantitatifs, mais aussi départements ministériels quand ils veulent concevoir la réglementation appropriée.

La catastrophe pétrolière du Golfe du Mexique nous en donne un exemple. La communication de crise est certes un art difficile, mais Monsieur Hayward, CEO de BP, a été peu inspiré dans son entretien du 3 juin au Financial Times (il avait l’image du cygne noir à l’esprit) : l’explosion sur la plateforme avait « une chance sur un million » d’advenir, et ce risque, ajoutait-il, doit désormais être réduit « à une chance sur un milliard ou une chance sur un trillion. » Quand on repousse les limites de l’expertise humaine, ce qui vaut pour un forage en eau profonde ou pour une innovation financière, comment oser donner une probabilité de un sur un million ? Et même une probabilité tout court. En l’occurrence, une probabilité de un sur un est plus proche de la vérité, comme nous le dit la bonne vieille loi de Murphy (celle que tout patron d’entreprise invoque quand il peste contre son informatique) : « quand quelque chose peut foirer, ça va foirer ! » Pris dans une nappe de mazout, tout cygne, blanc ou noir, devient noir.

Dira-t-on par exemple que le cours boursier des pétrolières est clairement non efficient parce qu’il bascule d’un bord à l’autre, ou est-ce simplement l’effet très incertain qu’aura le durcissement à venir de la réglementation sur l’offre de pétrole ? A une échelle moins dramatique, tout directeur financier rencontre ce dilemme quand il doit évaluer un projet d’investissement. Il prend le seul instrument pratiquement utilisable aujourd’hui, à savoir la méthode des flux de trésorerie actualisés et, à partir de là, doit estimer la probabilité de tel ou tel scénario pour décrire le futur. Souvent sans le garde-fou d’une valeur de marché. L’exercice est une école d’humilité, les praticiens de la DFCG vous le diront. Et pour autant essentiel, parce qu’il oblige à collecter l’information et à la soumettre à la critique ou à la négociation.

Dans un livre récent à lire absolument (La société translucide) deux économistes, A. Landier et D. Thesmar, se penchent sur ces questions, qui importent autant pour le bon fonctionnement des marchés que pour l’efficacité de l’action publique. Une de leurs recommandations se résume en un mot, transparence, par lequel l’information est davantage disponible, moins entre les mains de gourous ou d’agents mis en situation de monopole, davantage produite par les acteurs concernés. Ce n’est pas la panacée, l’incertain faisant partie de notre destin terrestre, mais cela permet une meilleure répartition et une certaine réduction des risques.

1. Le Cygne Noir, Ed. Les Belles Lettres, 2008.

2. Fayard, 2010. 


Contribution originale de la DFCG pour  Option Finance (06/10).