Le prix Nobel 2021 est attribué à David Card, Joshua Angrist et Guido Imbens. Si vous cherchez ce qu’ils ont fait, regardez simplement autour de vous. Presque tous les travaux empiriques en économie qu’on lit dans la grande presse résultent d’expériences naturelles faites à l’aide de techniques qu’ils ont aidé à développer : la différence des différences, les variables instrumentales et les régressions avec discontinuité. Ces techniques sont puissantes, mais les idées qui les sous-tendent sont compréhensibles par tout un chacun. Prenez, par exemple, la célèbre étude sur le salaire minimum de Card et Krueger (1994) (et ici). Cette étude est bien connue en raison de sa conclusion paradoxale selon laquelle l’augmentation du salaire minimum dans le New Jersey en 1992 n’a pas réduit l’emploi dans la restauration rapide et pourrait même l’avoir augmenté. Ce qui a vraiment rendu ce document exceptionnel, c’est la clarté des méthodes utilisées par Card et Krueger pour étudier le problème.

 

La façon évidente d’estimer l’effet du salaire minimum est d’examiner la différence d’emploi dans la restauration rapide avant et après l’entrée en vigueur de la loi. Mais d’autres choses évoluent dans le temps, de sorte que vers 1992, l’approche standard consistait à « contrôler » d’autres variables en incluant également dans l’analyse statistique des facteurs tels que l’état de l’économie. En incluant suffisamment de variables de contrôle, le raisonnement était le suivant : vous découvrirez le véritable effet du salaire minimum. Card et Krueger ont fait quelque chose de différent, ils se sont tournés vers un groupe de contrôle.

 

La Pennsylvanie n’a pas adopté de loi sur le salaire minimum en 1992, mais elle est proche du New Jersey. Card et Krueger ont donc pensé que tous les autres facteurs influençant les fast foods du New Jersey influenceraient très probablement aussi les fast foods de Pennsylvanie. L’état de l’économie ou le climat, par exemple, auraient probablement un effet similaire sur la demande de restauration rapide dans le New Jersey et en Pennsylvanie. En fait, l’argument s’étend à presque tous les autres facteurs que l’on peut imaginer, y compris les données démographiques, les changements de goûts, les changements de coûts d’approvisionnement, etc. L’approche standard de 1992 consistant à « contrôler » d’autres variables exige, au minimum, que nous sachions quelles variables retenir.

 

Par contre, en utilisant un groupe de contrôle, on n’a pas besoin de savoir quelles sont ces autres variables, il suffit qu’elles soient susceptibles d’influencer de la même manière les restaurants à service rapide de New Jersey (NJ) et de Pennsylvanie (PA). Autrement dit, NJ et PA sont similaires, de sorte que ce qui s’est passé en PA est une bonne estimation de ce qui se serait passé au NJ si ce dernier n’avait pas adopté le salaire minimum.

 

Card et Kruger ont donc estimé l’effet du salaire minimum dans le New Jersey en calculant la différence d’emploi dans le New Jersey avant et après la loi, puis en soustrayant la différence d’emploi dans la Pennsylvanie avant et après la loi. D’où l’expression « différence des différences ». En soustrayant la différence PA (c’est-à-dire ce qui se serait passé dans le NJ si la loi n’avait pas été adoptée) de la différence NJ (ce qui s’est réellement passé), on obtient l’effet du salaire minimum. Brillant !

 

Ce qui nous paraît évident aujourd’hui était loin de l’être en 1992. Des générations d’économistes utilisaient d’autres techniques, moins crédibles, même lorsqu’il n’y avait pas d’obstacle technique à l’utilisation de meilleures méthodes. Car la technique est ancienne. On l’attribue au médecin John Snow qui a identifié les causes du choléra dans les années 1840 et 1850 !

 

L’importance de Card et Krueger (1994) n’était pas tant le résultat (qui continue à être débattu) que le fait de révéler aux économistes que les « expériences naturelles », avec groupes de traitement et de contrôle, abondaient autour de nous, à condition d’être assez créatifs pour les voir. Les trente dernières années d’économie empirique doivent beaucoup à cette percée technique.

 

Le rôle de l’éducation sur les revenus

 

L’article d’Angrist et Krueger (1991) intitulé Does Compulsory School Attendance Affect Schooling and Earnings ? est l’un des plus beaux de toute l’économie. Il commence par une stratégie apparemment absurde et dont quelques graphiques suffisent pour convaincre le lecteur qu’elle est au contraire brillante.

 

Le problème est classique : comment estimer l’effet de la scolarité sur les revenus ? Les personnes plus scolarisées gagnent plus, mais est-ce en raison de la scolarisation ou parce qu’elles ont plus de capacités ? La stratégie d’Angrist et Krueger consiste à utiliser la corrélation entre le trimestre de naissance d’un étudiant et ses années d’études pour estimer l’effet de la scolarité sur les revenus. Quoi ? Qu’est-ce que le trimestre de naissance d’un étudiant peut bien avoir à faire avec le niveau d’éducation qu’il reçoit ? S’agit-il d’une sorte d’astrologie économique bizarre ?

 

Angrist et Krueger exploitent deux particularités de l’éducation étatsunienne [vraie aussi en France, NDLR]. La première est qu’un enfant né fin décembre peut entrer en maternelle plus tôt qu’un enfant, presque du même âge, né début janvier. La seconde est que, pendant très longtemps, un jeune pouvait quitter l’école à l’âge de 16 ans. Mettez ces deux choses ensemble et vous obtenez que les enfants nées au quatrième trimestre sont plus susceptibles de recevoir un peu plus de temps d’éducation que des élèves similaires nés au premier trimestre. L’excellent manuel de Scott Cunningham sur l’inférence causale, The Mixtape, contient un beau diagramme :

 

 

En résumé, cela signifie que le facteur aléatoire du trimestre de naissance est corrélé avec les (mois) d’éducation. Qui pourrait penser à une telle chose ? Pas moi. Je me moquerais si l’on pouvait déceler un si petit effet dans les données. Mais voici les graphiques ! Le premier, tiré de Angrist et Krueger (2001), montre le trimestre de naissance et l’éducation totale. Vous constatez que le nombre d’années d’études augmente au fil du temps, car il est de plus en plus courant de poursuivre sa scolarité au-delà de 16 ans. Mais remarquez la courbe en dents de scie. Les personnes nées au cours du premier trimestre de l’année reçoivent un peu moins d’éducation que celles nées au cours du quatrième trimestre ! La différence est faible, de l’ordre de 0,1 an, mais elle saute aux yeux.

 

Ok, maintenant pour la conclusion. Puisque le trimestre de naissance est aléatoire, c’est comme si quelqu’un avait assigné au hasard certains élèves à recevoir plus d’éducation que d’autres. Angrist et Krueger y repèrent donc une belle expérience naturelle. L’étape suivante consiste alors à regarder comment les revenus varient en fonction du trimestre de naissance. Voici le graphique :

 

 

C’est fou, et pourtant clair comme de l’eau de roche. Les personnes nées au premier trimestre sont légèrement moins instruites que celles nées au quatrième trimestre (graphique 1) et les personnes nées au premier trimestre ont des revenus légèrement inférieurs à ceux des personnes nées au quatrième trimestre (graphique 2). L’effet sur les revenus est faible, de l’ordre de 1 %, mais il convient de rappeler que le trimestre de naissance ne modifie le niveau d’éducation que d’environ 0,1 an, de sorte qu’en divisant le premier par le second, on obtient une estimation qui implique qu’une année d’éducation supplémentaire augmente les revenus d’un solide 10 %.

 

On pourrait en dire beaucoup plus ici. Peut-on être sûr que le trimestre de naissance est aléatoire ? Il semble aléatoire mais d’autres chercheurs ont par exemple trouvé des corrélations entre le trimestre de naissance et la schizophrénie, l’autisme et le QI, peut-être en raison des effets de la lumière du soleil ou de la disponibilité de la nourriture. Ces effets sont très faibles, mais n’oubliez pas que l’influence du trimestre de naissance sur les revenus l’est aussi, de sorte qu’un effet minime peut encore fausser les résultats. Le trimestre de naissance est-il aussi aléatoire qu’un générateur de nombres aléatoires ? Peut-être pas ! Tels sont les progrès de la science.

 

Comme pour Card et Kruger, l’innovation dans cet article n’est pas le résultat mais la méthode. Ouvrir les yeux, être créatif, découvrir les expériences naturelles qui abondent – telle est la leçon de cette révolution en matière de crédibilité de l’économie.

 

Article tiré du site (recommandé !) Marginal Revolution, légèrement édité par Vox-Fi. L’auteur, Alex Tabarrok pilote le site avec Tyler Cowen. Ils sont les auteurs d’un manuel d’économie reconnu : Modern Principles of Economics.