Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à l’université de Cergy-Pontoise.

 

Le nombre de sociétés cotées a connu une baisse très spectaculaire ces vingt dernières années. Une étude récente[1] montre que cette baisse concerne tous les types d’entreprises et tous les marchés développés, mais qu’elle est particulièrement marquée pour les sociétés de moins de 1 000 salariés.

Les auteurs de cette étude font référence à un célèbre article datant de 1989 (intitulé « The Eclipse of the Public Corporation »[2]) dans lequel Michael Jensen affirme que les conflits entre propriétaires et dirigeants dans les sociétés cotées rendent cette forme d’organisation souvent inefficace. Jensen explique que le private equity est plus adapté lorsque les problèmes d’agence sont élevés, et que la cotation ne se justifie plus dans de nombreux secteurs de l’économie. Lorsque l’article de Jensen est paru, on dénombrait 5 895 sociétés cotées aux États-Unis. Ce chiffre a continué d’augmenter jusqu’en 1997, où il a atteint son sommet de 7 509 sociétés cotées. Il a ensuite connu une baisse chaque année jusqu’en 2013, puis s’est stabilisé autour des 3 600 sociétés cotées, soit une diminution de plus de la moitié par rapport à 1997[3].

Dans le même temps, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont vu leur capitalisation boursière atteindre des records et parfois dépasser les 1 000 milliards de dollars. C’est bien le nombre de sociétés cotées qui s’est effondré, pas la capitalisation boursière agrégée. Les auteurs remarquent toutefois que le ratio capitalisation boursière / PIB, considéré par les économistes comme un indicateur de développement financier, a beaucoup varié depuis vingt ans et que son sommet date de 1999 (153,5 %). Deux phénomènes sont à la source de cette tendance.

D’abord, depuis 1997, les rachats d’actions sont bien plus élevés que les augmentations de capital. La différence sur vingt ans s’élève en net à 3 600 milliards de dollars. Les entreprises américaines cotées ont rendu beaucoup plus d’argent aux actionnaires qu’elles n’ont émis d’actions nouvelles.

Ensuite, le nombre annuel d’introductions en bourse a chuté depuis la crise financière de 2008. La moyenne aux États-Unis est de 179 par an entre 2009 et 2016, contre près de 700 par an entre 1995 et 2000. Les auteurs remarquent que les sorties de cotations n’ont pas augmenté, et que ces sorties sont le plus souvent la conséquence d’opérations de fusions et acquisitions ou de mauvaise performance. Les sorties volontaires de la cote, souvent mises en avant dans la presse, sont en réalité très marginales et n’expliquent en rien la baisse du nombre de sociétés cotées. La source véritable est l’effondrement des introductions en bourse.

Sur la même période, le nombre de sociétés (cotées ou non) a continué de croître aux États-Unis. La tendance générale vient de la chute de la propension des jeunes entreprises à s’introduire en bourse. Depuis 1997, le pourcentage de sociétés de moins de 1 000 salariés cotées en bourse a chuté de 60 %.

Comment expliquer cette tendance ? La question reste ouverte pour la recherche, mais les auteurs proposent des pistes. Pour une jeune entreprise avec beaucoup de dépenses de R&D, le private equity est devenu plus attractif que la cotation[4]. Les investisseurs spécialisés sont mieux à même d’évaluer la valeur de ce genre d’investissement et, le cas échéant, de conseiller les dirigeants pour leur développement. Sur le marché coté, le manque de visibilité peut se traduire par une décote importante[5].

Enfin, les auteurs rejettent l’argument selon lequel une réglementation trop stricte serait la cause de la réticence à la cotation. La forte baisse débute en 1998, bien avant la mise en place de la loi Sarbanes-Oxley (2002) et du resserrement des règles sur les services financiers. Ils soulignent que la suppression en 1996 du plafond de 100 investisseurs pour les fonds de private equity, une décision de dérégulation du marché, a probablement joué un rôle plus significatif dans la baisse du nombre de sociétés cotées.

 

[1] C. Doidge, K.M. Kahle, G.A. Karolyi et R.M. Stulz (2018), « Eclipse of the public corporation or eclipse of the public markets? », Journal of Applied Corporate Finance, vol. 133, p. 64 à 82.

[2] M.C. Jensen (1989), « Eclipse of the public corporation », Harvard Business Review, vol. 67, p. 61 à 74.

[3] La mesure précise du nombre de sociétés cotées sur un marché peut varier selon les sources. Les auteurs retiennent CRSP (Center for Research in Security Prices). Les données de la Banque Mondiale indiquent la même tendance.

[4] C’est le thème de l’introduction du Vernimmen 2020, à laquelle nous vous renvoyons.

[5] Voir l’article d’actualité de La Lettre Vernimmen.net n° 173 de novembre 2019.

 

Cet article a été initialement publié dans La Lettre Vernimmen.net n°174 de décembre 2019. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.