Le lien énergie-croissance mondiale est fort …

M. Jancovici a raison sur un point : la relation positive entre production et consommation d’énergie mondiales est robuste, et clairement causale : produire des biens ou des services consomme de l’énergie. La relation au niveau mondial agrégé est bien établie dans sa dimension temporelle, mais elle ressort également des comparaisons entre pays à date donnée : la consommation d’énergie par habitant est en moyenne une fonction croissante du PIB par habitant.

La moyenne cache cependant des disparités et des évolutions qui n’ont pas suffisamment attiré l’attention des décroissantistes. Si la corrélation entre PIB et consommation d’énergie par habitant est significative, de l’ordre de 46%[1] , les disparités entre pays sont néanmoins éloquentes, expliquées en partie seulement par des facteurs climatiques. A revenu équivalent, les Européens du Nord consomment moins d’énergie que les Américains. Dans la tranche de revenu immédiatement inférieure, le Royaume-Uni, la France et le Japon sont plus frugaux que l’Australie, la Corée du Sud, l’Arabie Saoudite ou le Canada.

 

… mais s’est inversé aux États-Unis et plus encore en Europe

Mais le plus intéressant est l’évolution de la consommation d’énergie par tête dans le plus énergivore des grands pays, les États-Unis. Elle a baissé de 15% au cours des 20 dernières années alors que le PIB par habitant augmentait de 25%, les mesures étant prises entre 2000 et 2019 pour éviter les données perturbées de 2020. C’est l’inverse de la tendance mondiale ! Le lien entre consommation d’énergie et PIB n’est pas la loi d’airain invoquée par les décroissantistes. L’innovation technologique, le renchérissement des hydrocarbures, l’évolution des prix relatifs favorisant le gaz par rapport aux autres hydrocarbures, ont produit une spectaculaire amélioration de l’efficacité énergétique de l’économie américaine.

L’évolution est encore plus frappante en Europe, probablement parce qu’en sus des retombées de l’innovation, les objectifs politiques de réduction des émissions de CO2 y sont pris plus au sérieux. Alors qu’aux États-Unis, la consommation absolue d’énergie était pratiquement stable entre 2000 et 2019 (ce qui implique bien une forte baisse par habitant), elle baissait de 5,6% dans l’Union Européenne et de façon plus spectaculaire au Royaume-Uni (- 19%), en Italie (- 14%) ou en France (- 12,5%). La relation PIB-Énergie s’est donc complètement inversée en Europe, réalisant au cours des vingt dernières années ce que Mme Batho propose comme objectif à venir.

 

La consommation de métaux et d’engrais est en chute libre aux US

La seconde affirmation de Mme Batho, « la croissance du PIB égale la croissance de la consommation de matières premières » est également démentie par les faits, en ce qui concerne les pays les plus avancés. Dans son livre « More from Less » publié en 2019, Andrew McAfee, professeur au MIT, montre que, comme pour l’intensité énergétique, la consommation primaire nette (tenant compte des échanges extérieurs) de métaux comme l’aluminium, le nickel, le cuivre ou l’acier a baissé aux États-Unis depuis le pic de 2000, alors que la croissance se poursuivait. Pour le cuivre, souvent cité comme un sujet d’inquiétude, la chute fut de 40% de 2000 à 2015, la consommation d’aluminium baissant, elle, de 32%.

McAfee attribue ce retournement –au cours des 19ème et 20ème siècles, l’affirmation de Mme Batho était juste — qu’il qualifie de dématérialisation, à l’innovation technologique, que ce soient les technologies de l’information et la rationalisation qu’elles permettent, ou les avancées en sciences des matériaux, les deux étant d’ailleurs liés. Plus inattendu, le même constat vaut pour l’agriculture américaine : alors que les récoltes de céréales ont significativement augmenté depuis 1999, le tonnage d’engrais utilisés a baissé de 25% et la quantité d’eau pour l’irrigation de 22%. Là aussi, il s’agit d’un renversement par rapport aux tendances antérieures, attribuable à la montée en puissance des biotechnologies et à la rationalisation des pratiques agricoles permises par les technologies de l’information. Il est difficile d’obtenir des données comparables pour l’Europe, en raison des disparités de sources statistiques, mais il y a fort à parier que le même renversement a eu lieu.

 

Émissions de CO2 : la grande divergence ignorée des décroissantistes

Le 6ème rapport du GIEC ne laisse plus aucun doute : le changement climatique va se poursuivre, avec une augmentation de l’intensité et de la fréquence d’évènements climatiques extrêmes, et, si les émissions mondiales de GES n’étaient pas réduites à zéro d’ici 2050, le dérèglement climatique deviendrait encore plus chaotique. Aux yeux des décroissantistes, la fermeté du GIEC renforce leur thèse : puisqu’on est entré dans la zone rouge, la seule façon d’éviter la catastrophe est d’inverser le processus à l’origine des émissions, c’est-à-dire la croissance économique. Ce faisant, on réduirait la consommation d’énergie et, ipso facto, les émissions.

Or, comme on vient de le voir, croissance et consommation d’énergie ont commencé à diverger dans les pays les plus avancés il y a une vingtaine d’années. Pour les émissions, la divergence est encore plus forte. Ainsi, les émissions territoriales ont baissé de 33% entre 2000 et 2019 au Royaume-Uni, de 24% en Italie, de 22% en France, 21% en Allemagne et de 12,5% aux États-Unis. Pour l’ensemble des pays de l’Ocde, elles ont baissé de 7,5% alors que le PIB augmentait de 42%[2]. Dans les pays industrialisés, croissance économique et baisse des émissions vont de pair depuis vingt ans. Si l’on s’intéressait à l’empreinte carbone, qui, en sus des émissions territoriales prend en compte le contenu en carbone des importations nettes, un concept plus rigoureux mais moins facilement mesurable, on arriverait à des conclusions similaires.

Si les émissions mondiales ont augmenté de 44% sur la même période, une progression alarmante, c’est qu’elles ont bondi de 106% hors Ocde, les plus fortes augmentations parmi les gros émetteurs venant de Chine (+192%), d’Inde (+157%), du Kazakhstan (+137%), d’Indonésie (+124%), d’Arabie Saoudite (108% ou d’Iran (106%). Il y a bien entendu un lien entre croissance des émissions et croissance économique, et, comme celle-ci est plus forte pour les pays à plus faible revenu que pour les pays riches, la dichotomie y trouve une part d’explication. Si, comme on l’a fait pour la consommation d’énergie, on rapproche le PIB par habitant des émissions de CO2 par habitant, la corrélation est moins nette, tout en restant significative (43%) : en moyenne, les émissions croissent bien avec le niveau de vie mesuré par le PIB par habitant. L’écart entre la relation moyenne PIB/émissions et les données d’un pays donné apporte d’intéressantes informations. Parmi les pays qui, en 2019, se situaient largement au-dessus de la relation moyenne en termes d’émissions, citons, par ordre de revenu par habitant croissant : l’Iran, l’Afrique du Sud, le Kazakhstan, la Russie, la Corée du Sud, l’Arabie Saoudite, le Canada, l’Australie et les États-Unis. Parmi les pays qui se situaient nettement en dessous, donc plus vertueux : les Philippines, le Sri-Lanka, la Roumanie, l’Italie, la France, le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark.

Résumons. La relation entre croissance économique d’un côté, consommation d’énergie et de matières premières et émissions de CO2 de l’autre, s’est inversée au cours des vingt dernières années dans les pays industrialisés, plus en Europe qu’aux États-Unis et plus en France que pour la moyenne européenne. La croissance des émissions mondiales provient essentiellement de la Chine, de l’Inde et des pays producteurs d’hydrocarbures. Et à l’avenir, l’Afrique deviendra une source majeure d’émissions, comme on commence à le voir en Afrique de l’Est.

 

La décroissance ferait-elle baisser les émissions plus rapidement ?

Les décroissantistes feront remarquer à juste titre que la baisse des émissions des pays industrialisés se fait à partir d’un niveau très élevé, et qu’elle est trop lente au regard des objectifs. Mais que se produirait-il si la croissance venait à s’inverser, comme ils le souhaitent ? Imaginons que la baisse du revenu par habitant puisse se faire sans plonger la société dans le chaos — certains décroissantistes prônant d’y associer une redistribution massive des richesses. La probabilité d’y parvenir dans une démocratie libérale paraît faible, mais suivons néanmoins cette hypothèse.

Il est probable que les émissions baisseraient plus vite dans un premier temps, comme on a pu le constater en 2020, où la paix sociale fut financée par l’endettement. Mais, à mesure que les ressources financières s’amenuiseraient, l’intensité technologique de l’économie diminuerait, et avec elle le facteur à l’origine de la dématérialisation de l’économie et de la baisse des émissions. Les ressources allouées à l’innovation énergétique se tariraient faute de revenu, fermant la porte aux futures énergies décarbonées –on songe à la fusion nucléaire– ou d’extraction du CO2 atmosphérique. Au bout du compte, il n’est pas sûr que les émissions baissent plus vite que si la croissance s’était poursuivie, avec un renforcement des politiques de décarbonation de l’économie par des investissements publics et des incitations économiques comme un prix élevé et croissant du carbone. On aurait opté pour une baisse du niveau de vie et probablement opéré un virage illibéral, sans aucune garantie que le résultat -baisse plus rapide des émissions- soit au rendez-vous.

Mais il y a pire. On a vu que, dans les pays en rattrapage économique, la relation entre croissance économique et émissions était positive. Or, comme le remarquait Nordhaus il y a cinquante ans, les émissions de CO2 créent une externalité négative mondiale, pas locale. Si la France réduisait ses émissions à zéro demain, pratiquement rien ne changerait pour le climat. Donner la possibilité aux pays en rattrapage d’inverser la relation croissance/émissions est donc crucial pour réduire les émissions mondiales. En optant pour une stratégie peau de chagrin dans les pays riches, on leur ôterait les moyens de transférer les technologies bas-carbone existantes et surtout à venir, faute de ressources financières suffisantes.

 

La décroissance, un marché de dupes

La stratégie décroissantiste prise au pied de la lettre apparaît donc comme un marché de dupes. Pour éviter la catastrophe existentielle dont parle Mark Carney, on réduirait les niveaux de vie au prix de dérives autoritaires, on briserait le moteur d’innovation vers des technologies décarbonées, et on ne laisserait aux pays les moins développés d’autre choix que d’utiliser leurs abondantes ressources en charbon pour satisfaire leurs besoins croissants en énergie, comme les économistes et dirigeants indiens le font souvent remarquer. Et l’on ne parviendrait probablement pas à réduire les émissions.

Pour conclure sur une note positive, formons le souhait que la mobilisation de chercheurs venus de disciplines différentes et réunis sous la bannière décroissantiste apporte des méthodes innovatrices, bouscule des idées reçues et mal fondées, et, ainsi, fasse avancer le débat sur les stratégies les mieux à même de réduire rapidement les émissions mondiales, sans recours à la décroissance.

 

Annexes :
Consommation d’énergie et PIB ; Émissions de CO2 et PIB, 77 pays

 

 

 

 

[1] Coefficient de corrélation entre PIB/habitant et consommation d’énergie primaire/habitant pour un échantillon de 70 pays communs aux bases de données de la Banque Mondiale et de l’Annuaire statistique BP 2020. Les calculs portent sur la période 2014-2019.

[2] Selon les données de « BP Statistical Review of World Energy », juillet 2021.

 

Cet article a été publié sur Telos le 20 septembre 2021. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.

La première partie de cet article sera publiée sur Vox-Fi le 23 septembre 2021.