L’optimisme sur notre époque reste une option valide. Versatile, la « coalition des vivants » peut tout autant lui donner ses chances que la condamner.

 

Une histoire reste largement à écrire, celle de la vision du futur qu’ont eue les hommes au cours des âges. Un sujet difficile, la vision du futur – et de quel futur, éloigné ou proche ? – s’entremêlant souvent avec le sentiment de bien-être, de sécurité ou de l’optimisme face à la vie. Dans « La coalition des vivants », Daniel Innerarity défend l’idée que l’époque serait saisie de myopie et d’irresponsabilité dans ses choix et dans son horizon temporel[1]. Les hommes d’aujourd’hui chargeraient lourdement les générations futures par égoïsme, par préférence pour le présent et par rétrécissement de leur champ d’intérêt. Il prend à témoin l’empilement de la dette, la crise des retraites ou encore la dégradation de l’environnement. Nous serions devenus les « squatteurs » du futur. Nos actions, irréfléchies ou pas, pèsent si lourdement désormais qu’elles borneraient les choix possibles et donc la liberté des générations à venir. Le présent en vient à « dévorer le futur », une situation qu’il voit en nette rupture avec ce qui prévalait il y a deux siècles quand il était coutumier de s’insurger contre une tyrannie inverse, celle du passé[2]. Comme les gens à naître ne sont pas à la table pour faire entendre leur point de vue, il y a là un problème de politique intergénérationnelle.

Cette note interroge le présupposé d’une myopie significativement plus grande de nos sociétés présentes. Si nous dévorons le futur, le faisons-vous davantage, toutes proportions gardées, que le faisaient nos anciens ? Faute d’ancrage empirique et d’un cadre conceptuel arrêté, il est difficile d’être affirmatif dans un sens ou un autre. On se contente ici de signaler trois angles sous lesquels on peut juger d’un recul de l’égoïsme intergénérationnel.

 

L’entrecroisement des générations

Le premier part de la démographie, à savoir le très fort allongement de la durée de vie humaine. Les générations sont désormais plus « tuilées » l’une sur l’autre, les gens pouvant désormais raisonnablement espérer voir naître leurs arrière-petits-enfants. L’investissement éducatif s’est fortement développé et l’assurance retraite a pris une ampleur industrielle. En 1850, un homme mourrait en moyenne au moment où son aîné atteignait ses quatorze ans. En ce temps, les gens gardaient leurs vieux parents à la maison, signe d’altruisme « arrière », et les parents multipliaient les enfants, comme assurance pour leurs vieux jours. Aujourd’hui, ces mêmes parents ne cherchent plus à vivre chez leurs enfants et se satisfont d’un altruisme « avant », ayant légué sans retour à leurs enfants. Comme le dit Marcel Henaff dans le même dossier, on passe d’un lien de réciprocité entre générations d’une même époque à un lien de solidarité d’une génération à celles qui suivent[3]. Pour le moins à l’échelle de l’individu, la considération du temps futur s’est fortement accrue.

On cite à l’envi l’encours toujours croissant de la dette qui serait « léguée aux générations suivantes ». Formulée ainsi, l’affirmation procède d’un sophisme : s’il y a des gens ou des pays qui s’endettent, c’est qu’il y a en face des gens ou des pays qui achètent cette dette et donc qui épargnent. On pourrait dire alors, avec la même logique, que la génération présente lègue une « épargne » croissante à ses suivantes. La relation entre dette et don est une route à deux voies. La réelle inquiétude vient plutôt d’une dette qui servirait à financer des projets privés ou publics moins rentables qu’autrefois, c’est-à-dire incapables de favoriser la croissance à hauteur du sacrifice consenti. Il y a un risque accru de rupture dans la chaîne des paiements, une situation qui va souvent de pair avec des bouleversements économiques et sociaux. La crise financière de 2008 en a été le modèle, ayant puni davantage les moins bien lotis d’aujourd’hui que nos petits-enfants.

Certains économistes soutiennent la thèse d’un ralentissement du progrès technique et donc d’un ralentissement de la « bonne » croissance, celle qui procède d’une augmentation des connaissances et non d’une exploitation extensive des ressources rares. Ceci après trois siècles de croissance échevelée, un moment finalement très court dans l’histoire de l’humanité. On jouerait la fin de partie, nous dit avec conviction Robert Gordon avec sa thèse de la stagnation séculaire[4]. Dans ce cas, Thomas Piketty montre que le passé (les patrimoines accumulés et la dette qui les finance) acquiert un poids croissant par rapport au présent (les revenus qu’on tire des patrimoines). Le passé dévore le présent et inévitablement le futur. Mais faut-il de cela conclure à un égoïsme croissant, dans son intentionnalité ?

Plus grave est le legs d’un environnement dégradé. Mais avec ce point de méthode, à savoir l’effet d’échelle : le débridage des flux d’énergie qu’impose la taille de la population et de ses activités rend l’empreinte humaine considérablement plus grande. Notre rapport aux ressources naturelles et à la planète n’est plus anodin. Les temps sont anthropiques : l’homme désormais modèle – et aujourd’hui dégrade – la planète entière et non plus son seul environnement local. Il en résulte des angoisses pouvant aller jusqu’à une forme de millénarisme. Mais est-ce nouveau du point de vue de la vision du futur ? De tout temps, l’homme a été dans une relation contradictoire avec son environnement naturel. Il serait angélique de peindre les sociétés préindustrielles comme de bonnes gardiennes de la nature. C’est le mouvement même de la vie que de se répliquer jusqu’au bout de ses limites écologiques, un instinct il est vrai particulièrement aiguisé chez l’espèce humaine. Un proverbe attribué à Maïmonide montre la différence entre donner un poisson à un homme et lui apprendre à pêcher. La réalité nous dégrise : apprends à pêcher à un homme et tu as là le début de la fin d’une niche écologique. Les cas de rupture existent et font l’objet des livres à succès de Jared Diamond[5]. Si elles sont brutales, l’issue pour la population est de quitter les lieux, comme c’est le cas autour de la mer d’Aral, détruite par l’homme ; ou bien de s’enfoncer dans le chaos, pour celle de l’île de Pâques qui n’avait pas les moyens de la fuite. Notre monde d’aujourd’hui connaît le même isolement radical, modeste île dans l’océan de l’univers.

Les temps actuels sont peut-être décisifs : c’est maintenant – ou jamais, disent certains – qu’il faut agir, de sorte qu’il est demandé à notre seule génération un effort altruiste jamais requis de celles du passé. De plus, le lien entre l’effet et la cause, entre l’action humaine et sa conséquence écologique, est beaucoup plus distendu aujourd’hui que jamais dans l’histoire humaine, à la fois dans le temps et dans la géographie[6]. L’altruisme est donc beaucoup moins aidé par des considérations d’intérêt propre, alors qu’il devient impératif. Mais à nouveau, est-ce pour autant que nous serions moins sensibles aux enjeux du futur ? L’altruisme deviendrait-il égoïsme au prétexte qu’il est obligé ? N’y a-t-il pas l’émergence d’un millénarisme actif, formulé par exemple au travers de la notion de soutenabilité, à savoir la construction d’équilibres institutionnels et d’une éthique de la mesure permettant de préserver le cadre de vie futur ?

 

Le prix du temps

Prise de conscience aujourd’hui d’un univers clos, mais aussi de connaissances dont l’horizon semble encore sans limites. Elle alimente le débat sur le rythme auquel doit se faire l’investissement pour le futur : faut-il restreindre nos dépenses aujourd’hui, notre frugalité étant la meilleure garantie pour nos descendants ? Faut-il au contraire privilégier la croissance et l’accumulation de richesses pour avoir les moyens d’investir beaucoup plus massivement sur l’innovation et la connaissance, et donc repousser la tenaille malthusienne qui toujours s’apprête à mordre ? C’est un arbitrage que la société ne peut éluder.

La réflexion des économistes rejoint sur ce point celle des philosophes[7]. Tel est le cas lorsqu’il s’agit de juger du bien-fondé de projets à très long terme : il n’y a pas de marchés qui puissent donner un commencement d’ancrage. On quitte le domaine du risque mesurable par des lois de probabilité classiques pour tomber dans ce qu’on appelle l’incertain, c’est-à-dire « le risque sur le risque ». Cela vaut pour la mesure des projets visant à décarboner l’économie ou même, plus modestes dans leur enjeu, pour les simples projets d’infrastructures. Comment, pour donner une jauge quantitative, rapporter un euro dans un futur lointain à un euro aujourd’hui, ce qu’on appelle le taux d’actualisation ou taux d’intérêt ? Plus ce taux est élevé, moins un bénéfice distant est intéressant si on le mesure à aujourd’hui. Ou encore, moins il faut épargner pour disposer d’un bénéfice futur, ce qui laisse libre de consommer davantage : le présent prend de la valeur par rapport au futur.

Cette réflexion a été lancée par Frank Ramsey, un philosophe et mathématicien qui fut l’élève de Keynes en économie. Il en aurait probablement eu l’influence s’il n’était mort prématurément. Elle a été complétée par, entre autres noms, John von Neumann, Maurice Allais et Leonard Savage. Quels sont le gain et le coût du projet du point de vue de la population, ou d’un agent unique la représentant, qui maximiserait sa satisfaction de façon intertemporelle ? On est bien dans le cadre conséquentialiste habituel aux économistes.

Il faut donc partir du lien entre le niveau de ressources d’une population et son degré d’altruisme. Si l’on veut investir dans des projets de décarbonisation – dont l’effet se fera sentir à l’échelle de décennies ou de siècles –, le coût et l’utilité pour la population dépendront de son niveau de richesse. Il aurait été absurde de demander à nos arrière-grands-parents d’éteindre leur lampe à pétrole au prétexte de leurs émissions de carbone, alors qu’ils étaient considérablement moins riches que nous le sommes. Il est peut-être tout autant absurde de demander que tout l’effort de décarbonisation soit demandé à la génération présente si jamais celles qui suivront seront considérablement plus riches que la nôtre.

L’équité entre générations n’est donc pas l’égalité simple, à savoir un gain identique en montant quel que soit le moment de naissance. Elle n’est pas non plus l’égoïsme intégral, à la Groucho Marx qui disait : « Mais qu’ont fait les générations futures pour nous ? » Mise fictivement devant le choix du moment de l’histoire où elle veut venir au monde, toute génération aura besoin d’en connaître le niveau de richesse pour juger du poids relatif du gain ou du coût consenti. On gardera le voile d’ignorance dans le choix éthique, mais à condition de glisser sous le rideau un petit papier avec le taux de croissance écrit dessus. Par cette approche, le bon taux d’actualisation est simplement le taux de croissance anticipé sur le long terme, soit par exemple 0,8 % ou 1 %, qui a été la croissance du revenu par tête observée depuis un peu plus de deux siècles.

Les économistes introduisent aussi, depuis von Neumann, une notion d’utilité espérée qui pondère dans le temps le gain obtenu : puisqu’un euro de gain net me sera plus « utile » si j’ai un patrimoine de 1 que si j’ai un patrimoine de 50, autant dépenser l’euro à l’époque où son effet sur la satisfaction sociale est le plus fort.

L’estimation de ce facteur fait l’objet de tests empiriques controversés, avec des chiffres qui varient dans un rapport de un à trois. Le célèbre rapport Stern sur le réchauffement climatique (2006) retient un gain marginal de 1 (une parfaite équité diachronique) et, au total, un taux d’actualisation de 1,4 % qui favorise fortement l’investissement visant le lointain futur. Le sujet a fait en France l’objet de deux rapports quand il s’est agi de fixer un cadre réglementaire pour le choix financier des grands projets publics (le rapport Lebègue de 2004 et le rapport Gollier de 2011). Ils retiennent un gain marginal de 2 et des taux d’actualisation de l’ordre de 3 à 4 %. C’est bien inférieur aux taux qui étaient retenus par les Plans quinquennaux de l’après-guerre (de l’ordre de 6 à 8 %), signe parmi d’autres, du moins pour les pouvoirs publics, d’un altruisme générationnel plus important qu’il y a peu. La baisse générale des taux d’intérêt depuis trente ans conduit aussi les entreprises privées à progressivement desserrer leurs règles malthusiennes quant au retour qu’elles attendent sur les capitaux investis.

 

La partie prenante absente

Daniel Innerarity en appelle à un pacte qui redonnerait de la voix aux générations futures dans les grandes décisions présentes. Mais l’invocation de cette gouvernance élargie n’indique pas la forme institutionnelle que cette démocratie diachronique devrait prendre. L’équité synchronique, permettant de donner une voix aux plus mal lotis d’aujourd’hui, est déjà si mal assurée.

Peut-être pouvons-nous trouver des substituts, des sortes de délégués des gens de demain, à qui l’on peut dès aujourd’hui donner plus de poids à la table des délibérations ? Le mal-loti dans nos sociétés, devenues beaucoup plus inégalitaires depuis quelques décennies, est un tel délégué. C’est une idée qu’introduit avec force la désormais célèbre encyclique papale Laudato Si’ : la quête écologique, en faveur de la nature, ne peut être dissociée selon elle d’un souci envers les pauvres. « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. » (§49) En effet, les pauvres sont les premiers à souffrir d’une dégradation de l’environnement. C’est en ce sens précis, à savoir l’inégalité croissante de nos sociétés, qu’il y a une vraie myopie par rapport au futur.

De même, la vision des droits évolue fortement. L’article cité – de même que tout le dossier que consacre à ce sujet la revue Esprit – ne traite de l’équité que du point de vue de la personne humaine, celle d’aujourd’hui par rapport à celle de demain. Mais un courant philosophique actif milite aujourd’hui pour l’élargissement au règne animal de la notion morale de personne, que le sujet soit abordé dans une pure approche déontologique de droit de l’animal, ou avec l’argument conséquentialiste du poids relatif du dommage par rapport à la richesse et aux moyens de le compenser : les hommes d’aujourd’hui en ont les moyens, les animaux non. Dans le langage cynique de l’économiste, devrait-on s’interroger sur la valeur que prendra le dernier rhinocéros blanc d’Afrique ou la dernière ruche d’abeilles par rapport au sept-milliardième bipède qui peuple la planète ? Il n’est bien sûr guère plus facile de faire venir l’un et les autres, plutôt que notre descendant lointain, à la table de délibération. Mais il est plus facile de fixer des droits à une « vie bonne » pour les animaux que d’anticiper ce que voudra l’homme d’après-demain. Cette extension de droits, sans aller même jusqu’à personnaliser la planète Terre elle-même – l’idée novatrice d’une Gaïa, qu’évoque indirectement l’encyclique citée – est un troisième indice d’un altruisme générationnel croissant.

L’optimisme sur notre époque reste une option valide. Versatile, la « coalition des vivants » peut tout autant lui donner ses chances que la condamner.

 

[1] Daniel Innerarity, « La coalition des vivants », Esprit, avril 2018.

[2] Le contraste, d’ailleurs, n’en est pas un. Les gens de demain sauront bien faire le reproche de la tyrannie que nous exerçons sur eux aujourd’hui.

[3] Voir Marcel Hénaff, « Le lien entre générations et la dette du temps », Esprit, avril 2018.

[4] Robert J. Gordon, The Rise and Fall of American Growth – The U.S. Standard of Living Since the Civil War, Princeton, Princeton University Press, 2016.

[5] Voir notamment Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, trad. par Jean-Luc Fidel et Agnès Botz, Paris, Gallimard, 2009.

[6] Cette problématique est clairement dessinée dans Corine Pelluchon, Éthique de la considération, Paris, Seuil, 2018.

[7] Voir Cédric Rio, « La coopération équitable dans le temps », Esprit, avril 2018.

 

Cet article a été initialement publié par la revue Esprit (mai 2018). Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 3 juillet 2018.