Chaque année au début de l’automne nous arrive une mise à jour du Vernimmen, très probablement le meilleur manuel de finance d’entreprise en langue française (et au-delà !). Aujourd’hui donc l’édition 2020. Comme chaque année, la mise à jour concerne les données, exemples, exercices pratiques, etc., ce qui en fait un manuel de plain-pied avec l’actualité ; mais aussi, plus lentement, les concepts et les perspectives financières qui n’ont pas de raison d’être immuables. Au fond, le Vernimmen est comme ces solides arbres à feuilles persistantes : au fil des saisons, ou des parutions, certaines feuilles tombent et d’autres viennent, de sorte qu’au bout de quelque temps, c’est l’ensemble qui est renouvelé. L’arbre est le même, mais tout est nouveau. Ceci comme incitation à ceux de nos lecteurs qui font trôner « leur » Vernimmen, probablement ancien, sur une étagère dans leur bureau, de le renouveler de temps à autre, 2020 étant une bonne année pour cela. Vox-Fi fait avec plaisir cette amicale publicité, inhabituelle dans nos colonnes, parce que le livre est excellent et parce que les deux animateurs et auteurs de longue date du projet, Pascal Quiry et Yann Le Fur, sont des contributeurs réguliers et appréciés de notre revue.

On propose ci-après un extrait du premier chapitre, entièrement original dans l’édition 2020 (et légèrement édité par Vox-Fi) qui porte sur cette immense mutation en cours déclenchée par la menace environnementale. Elle n’épargne pas bien sûr notre compréhension et pratique de la finance.

Le Comité éditorial

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Une mutation en cours sans précédent

Les années 2017 et 2018 marquent l’accélération irréversible des préoccupations écologiques, sociales et durables au sein de la finance, et en particulier de la finance d’entreprise ; au point qu’on peut prédire, paraphrasant André Malraux avec un peu de grandiloquence, que la finance d’entreprise sera à l’avenir verte, responsable et durable, ou ne sera pas !

 

Quelques faits emblématiques

Voici quelques faits récents, parmi d’autres, qui illustrent cette accélération dans la prise de conscience écologique, sociale et durable dans le monde financier :

1/ Les analystes financiers du plus grand fonds souverain d’investissement du monde, The Fund de Norvège qui dispose de 930 Md€ d’actifs sous gestion, lorsqu’ils rencontrent les dirigeants de l’une des 9158 entreprises dans lesquelles le fonds est actionnaire ou envisage de le devenir, sont dorénavant accompagnés d’analystes ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) ;

2/ Larry Fink, président de Blackrock, qui est le plus grand gestionnaire d’actifs au monde avec plus de 5300 Md€ gérés pour le compte de ses clients, a écrit dans sa lettre de 2018 aux dirigeants des plus grands groupes du monde dont BlackRock est actionnaire :

« La société exige que les entreprises, cotées ou non, servent un objectif sociétal. Pour prospérer avec le temps, chaque entreprise doit non seulement délivrer des résultats financiers, mais aussi montrer en quoi elle apporte une contribution positive à la société. Les entreprises doivent bénéficier à toutes leurs parties prenantes, y compris les actionnaires, les employés, les clients et les communautés dans lesquelles ils opèrent. »

3/ La Banque Postale Asset Management a annoncé qu’en 2020 la totalité de sa gestion d’actifs, 220 Md€, allait basculer en ISR (investissement socialement responsable).

4/ La Commission européenne a publié en 2018 « sa stratégie pour amener le système financier à soutenir les actions de l’UE en matière de climat et de développement durable » qui passe par :

  • établir un langage commun pour la finance durable, autrement dit un système de classification unifié (taxinomie) de l’UE, afin de définir ce qui est durable et d’identifier les domaines dans lesquels les investissements durables peuvent avoir la plus forte incidence ;
  • créer des labels de l’UE pour les produits financiers verts, sur la base de ce système de classification de l’UE : les investisseurs pourront ainsi déterminer facilement les investissements qui respectent des critères de faibles émissions de carbone ou d’autres critères environnementaux ;
  • clarifier l’obligation, pour les gestionnaires d’actifs et les investisseurs institutionnels, de tenir compte des aspects de durabilité dans le processus d’investissement et renforcer leurs obligations en matière de publication d’informations ;
  • imposer aux entreprises d’assurance et aux entreprises d’investissement d’informer leurs clients sur la base de leurs préférences en matière de durabilité
  • intégrer la durabilité dans les exigences prudentielles : les banques et les entreprises d’assurance sont une source de financement externe importante pour l’économie européenne.
  • renforcer la transparence en matière de publication d’informations par les entreprises.

 

Des racines anciennes ou récentes

On peut se demander pourquoi cette forte accélération a lieu maintenant et non pas il y a trois ou quatre ans, ou dans quatre à cinq ans. Difficile à dire. Comme toute lame de fonds, celle-ci naît de plusieurs facteurs, se développe lentement, progressivement puis, à partir d’un moment, jaillit et bouscule tout sur son passage. Il est indéniable que la crise financière de 2007-2008 a profondément marqué les esprits, probablement beaucoup plus qu’on ne le pensait et sensiblement plus qu’aucune autre crise financière, mis à part celle de 1929. Elle a naturellement marqué les directeurs financiers dans leur pratique de gestion financière. Elle a aussi profondément marqué le grand public qui a retenu que les subprimes, c’était endetter ses clients au-delà du raisonnable, en faisant supporter le risque pris par les autres, afin de s’enrichir soi-même, et après moi le déluge. Moralement inacceptable. Plus jamais cela.

L’urgence écologique est un autre facteur : l’épuisement des ressources de la terre probablement surestimée compte tenu de l’ingéniosité humaine, et le réchauffement climatique, dont il est à craindre en revanche qu’il soit sous-estimé.

Enfin, la désaffection pour les idéologies, les difficultés grandissantes des États à tenir leurs

rôles traditionnels depuis l’après-guerre de protection et de répartition, font que les individus cherchent désormais du sens là où ils passent l’essentiel de leur vie : dans leur travail. En particulier les plus jeunes dont beaucoup cherchent une mission et non un travail, un mentor plutôt qu’un chef et veulent avoir de l’impact, du sens, dans ce qu’ils font. On attend donc beaucoup plus de l’entreprise aujourd’hui qu’hier. D’où par exemple, le rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, Entreprise et intérêt général, qui affirme que l’entreprise a une raison d’être et qu’elle contribue à l’intérêt collectif.

 

Le comportement des entreprises et leur financement changent progressivement

Sous la pression des investisseurs et plus généralement de la société, les entreprises prennent conscience de leur responsabilité sociale.

Au niveau du financement de l’entreprise, les volumes de financements verts ou responsables sont encore marginaux pour l’instant, mais en très forte croissance. Sont ainsi concernés, les obligations vertes, les prêts verts et les obligations responsables.

Les obligations vertes (green bonds) sont, d’un point de vue de leurs flux financiers, des obligations classiques. L’innovation n’est donc pas financière ! Leur statut vert provient du fait que l’émetteur s’engage à utiliser les fonds pour des investissements ou des dépenses positives pour l’environnement (tels que définis par l’entreprise, généralement assistée d’un cabinet indépendant). Les obligations sociales ou responsables, quant à elles, financent des projets à connotation sociétale.

Le suivi des dépenses et l’affectation d’une source de financement à un emploi particulier exigent une organisation spécifique inhabituelle pour la direction financière. Cette organisation a un coût qui est supporté par l’entreprise tant que les investisseurs ne sont pas prêts à acheter les obligations vertes à un prix supérieur à celui d’une obligation classique.

Les entreprises disposent d’un autre outil financier pour mettre en avant leur politique ESG : les lignes de crédit confirmées ou les prêts à terme verts ou responsables. Contrairement aux obligations, ces financements n’impliquent pas une utilisation des fonds dans des projets ESG (ce serait compliqué car ces lignes sont la plupart du temps pour les grands groupes des lignes de back-up non tirées). Leur aspect ESG vient du fait que leur coût (et donc la rémunération des banques) dépend de l’atteinte d’objectifs ESG par l’entreprise. La pertinence de ces objectifs est initialement validée par une agence tierce et sujet à un contrôle durant la vie du crédit. Notons que ces produits sont un effort ESG tant pour l’entreprise que pour la banque qui la finance ! À ce stade, la variabilité de la marge de crédit due au respect ou non des objectifs est quand même très faible, quelques points de base seulement.

Malgré cela, les produits de financement de ce type sont aussi un outil de mobilisation en interne des collaborateurs de l’entreprise : les objectifs ESG deviennent plus concrets car leur non-respect s’accompagne d’une sanction financière (faible) et d’un impact psychologique certainement non négligeable.

 

Une ardente contrainte

Mais ne nous y trompons pas. Il ne s’agit certainement pas d’une mode à laquelle il conviendrait de sacrifier, le temps qu’elle passe, avant de retrouver les pratiques du bon vieux temps !

Une entreprise qui choisirait d’ignorer les préoccupations ESG se condamnerait à disparaître sous le double effet d’un renchérissement de son coût de financement, les investisseurs refusant progressivement de la financer ou à des coûts de plus en plus élevés, la pénalisant ainsi par rapport à ses concurrents ; et d’une difficulté croissante à attirer des talents humains sans lesquels tout est beaucoup plus compliqué ; sans compter le risque permanent d’être montré du doigt et de subir l’opprobre de la société.

La bonne nouvelle est que la vision long terme ne semble pas exclusive d’une performance financière. Du côté des entreprises, le BCG montre que, sur un échantillon de 343 groupes dans cinq secteurs, les entreprises à fort score ESG ont des marges plus élevées que les autres. Reste à vérifier le sens de la causalité. L’attractivité pour les employés des entreprises plus éthiques est une des explications alors que d’autres mettent en avant une meilleure gestion des risques par la prise en compte des sujets ESG et la création d’opportunités.