Une règle de base en évaluation d’entreprise est de mesurer l’ensemble des flux aux prix de marché qui figurent dans le contrat : les biens d’équipement acquis à leur prix d’acquisition (y compris coût d’installation), le travail au taux de salaire courant pour l’entreprise, les ventes faites au client ou les achats au fournisseur aux prix facturés, etc. Le revenu allant aux investisseurs est ainsi le flux de trésorerie reçu par l’entreprise après déduction des charges courantes et des dépenses en capital fixe ou circulant, le tout aux prix de marché contractuels.

La valeur de l’entreprise, selon la méthode la plus courante, dite DCF, est ainsi la valeur de ce flux résiduel actualisé au coût du capital, c’est-à-dire au coût d’opportunité de lever des fonds dans la même classe de risque, par exemple 8% l’an (si les flux sont mesurés à périodicité annuelle). On dira qu’il y a eu « surplus » ou « création de valeur » ou « EVA »[1] si le flux résiduel d’une année est supérieur à ce coût d’opportunité du capital (c’est-à-dire 8% multiplié par le montant du capital immobilisé en début de chaque période). On montre aisément que la valeur de l’entreprise est égale au coût initial d’acquisition des fonds immobilisés dans l’entreprise, plus la somme actualisée de ces « créations de valeur ». Si à chaque période, l’entreprise ne fait que produire un flux en euro égal au coût d’opportunité en euro du capital, il y a zéro création de valeur et l’entreprise ne vaut que le capital économique qui y a été investi.

Une question se pose. Pourquoi ne fait-on ce calcul de surplus que pour les apports des investisseurs ? À vrai dire même, pour le seul actionnaire, sachant qu’on peut soustraire de la création de valeur le montant revenant aux porteurs de dette, montant calculé à nouveau selon la règle du prix de marché contractuel : on prend les flux aux conditions du contrat qu’on actualise au coût d’opportunité de la dette, c’est-à-dire le taux d’intérêt courant correspondant à sa classe de risque. Pourquoi ne le fait-on pas pour l’ensemble des facteurs à l’œuvre dans le processus productif, heures de travail, matières premières, clients à qui l’on vend, fournisseurs…?

Pour prendre un exemple, il est possible que la firme et les salariés décident d’un niveau de salaire supérieur au taux de salaire courant (à qualification donnée) qui pourtant est le coût d’opportunité du travail pour l’entreprise. Ce peut être pour un motif d’incitation, de partage du risque, de rapport de force en faveur des salariés ou toute autre raison. On pourrait ainsi pareillement désigner par « création de valeur salariale » l’écart de la masse salariale effective et du coût d’opportunité du travail[2]. L’entreprise ne produit pas qu’un surplus (positif ou négatif) pour l’actionnaire ; mais aussi pour les salariés si le taux de salaire s’écarte du coût d’opportunité du travail ; mais aussi pour les fournisseurs au cas où le prix d’achat est supérieur à un prix de marché concurrentiel de la fourniture achetée ; mais aussi pour les clients si le prix de vente est inférieur au prix qu’aurait le bien sur un marché concurrentiel.

Cette idée, qu’on trouve chez plusieurs auteurs, dont Luigi Zingales dans un article [3] écrit en 2000, permet de caractériser la valeur de l’entreprise comme la valeur de tous les surplus qu’elle permet d’obtenir pour ses parties prenantes. Surplus positif ou négatif : si par exemple l’entreprise paie ses salariés (par contrainte, par manque d’opportunité alternative pour eux ou toute autre raison) en dessous du prix de marché concurrentiel, l’actionnaire s’approprie un surplus qui est attribuable en fait aux salariés. Il y a peut-être création de valeur actionnariale mais il n’y a pas création de valeur sociale : il a captation (« exploitation ») de valeur d’une partie prenante à une autre[4].

On peut aisément admettre qu’à défaut d’une mesure fiable des coûts d’opportunité dans beaucoup de domaines, la remarque ainsi faite sur la création de valeur sociale manque de portée pratique à ce jour. Elle doit pourtant d’ores et déjà être prise en compte pour les exercices d’évaluation de certaines formes juridiques d’entreprise. Une mutuelle agricole par exemple existe souvent pour acheter de façon préférentielle à ses sociétaires ; une mutuelle d’achat (dans la distribution) pour obtenir de meilleurs prix auprès des fournisseurs ; une mutuelle de vente pour vendre à meilleur prix à ses clients, etc. Il faut dans l’évaluation bien prendre en compte les flux non à leur valeur contractuelle, mais à leur coût d’opportunité qui serait la valeur obtenue pour les flux sur un marché concurrentiel. Le correctif en cout d’opportunité est déjà fait couramment quand on évalue la dette de l’entreprise, notamment pour mesurer ce qui reste à l’actionnaire. On ne prend pas la valeur comptable de la dette, c’est-à-dire sa valeur contractuelle, éventuellement amortie des remboursements déjà réalisés, au moment où s’est noué le contrat de prêt. On prend bien les flux d’intérêt actualisés au taux de rendement courant de la dette. Si la dette est à taux fixe et que le taux d’intérêt a baissé par rapport à la date initiale, la dette est renchérie et le créancier bénéficie d’un surplus à valoir sur la création de valeur totale de l’entreprise, ceci au détriment des autres parties prenantes, dont les actionnaires.

À noter que les systèmes comptables modernes, FASB et IFRS, introduisent bien la notion de coût d’opportunité dans la mesure des flux et recommandent par exemple de comptabiliser l’achat avec rabais d’une fourniture sur la base du prix hors rabais, et de comptabiliser à part le rabais. Ils donnent ainsi – encore très imparfaitement – le moyen de faire un début de calcul d’opportunité. La comptabilité nationale fait également des « comptes de surplus », selon une définition proche, où la différence tient à ce que le coût d’opportunité est calculé comme le coût de marché en début de période. Enfin, certains suggèrent d’aller plus loin et de valoriser les externalités, positives ou négatives, de l’entreprise, à savoir les flux de valeurs indissociables de la production marchande ne recevant pas de valorisation pécuniaire, ayant donc la nature de bien ou de dommage public. On introduirait par exemple la consommation de CO² par l’entreprise à son prix notionnel, disons de 40$ la tonne de carbone.

La prise en compte de l’entreprise comme communauté de parties prenantes obligera progressivement à faire ce type d’évaluation. La vraie valeur de la firme, c’est la somme actualisée des flux pécuniaires ou non pécuniaires, à leur coût d’opportunité. L’écart à sa valeur boursière au sens habituel est un surplus que se partagent toutes les parties prenantes.

[1] EVA pour Economic value added.

[2] S’il faut actualiser un flux de service de travail, le coût du capital est le bon taux d’actualisation.

[3] Zingales, Luigi, 2000, « In Search of New Foundations », Journal of Finance, vol. 55, n°4, pp. 1623-53.

[4] La notion marxienne d’exploitation est différente. Il s’agit non pas de l’écart entre le salaire effectivement payé et le salaire de marché (cet écart y est supposé nul), mais entre la valeur ajoutée de l’entreprise, attribuée par convention de façon intégrale au facteur travail, et le salaire effectivement  payé. Le surplus dans le sens utilisé dans ce papier est absent de l’économie politique classique ainsi que de Marx (qui insistait toujours pour dire que sa théorie de l’exploitation valait alors même que les marchandises, dont le service du travail, étaient échangées à leur juste prix).