Cet article a déjà été publié dans Echanges no 300, juillet-août 2012. Dossier « Performance et rémunération » p. 46-50.

Pendant de nombreuses années, les entreprises ont été incitées – si elles ne l’étaient pas déjà naturellement ! – à développer des modes de rémunération aux mérites. Si reconnaître le travail réalisé, en même temps que les efforts fournis par son auteur, paraissait une règle de simple bon sens destinée à justement rémunérer la prestation de travail cédée, elle était également incitative en direction des salariés qui se trouvent ainsi indirectement invités, par elle, à faire toujours mieux, sinon plus. Bien entendu, l’apparition de grilles indiciaires dans les conventions collectives (dans les secteurs privés) ou les statuts réglementaires (dans le public) ont très tôt contribué à accorder une valeur de principe aux activités professionnelles salariées en leur donnant une valeur tenant compte de la nature des activités, du niveau de qualification qu’elles appellent ou encore des éventuelles contraintes qui les accompagnent.

Dans le même temps, il faut saluer le développement, dès 1959, de modes de rémunération collective directement liés aux résultats de l’entreprise (tel que l’intéressement) ou, à partir de 1967, en lien avec l’investissement des collaborateurs pour atteindre des objectifs semi-collectifs (telle que la fameuse « participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises »). Là encore, il s’agissait, outre le fait de permettre un mode de rémunération différée ayant pour but de soutenir l’économie de l’entreprise, d’inciter les salariés à fournir le meilleur d’eux-mêmes sur le plan professionnel. Leur déploiement a été d’autant plus rapide qu’il s’est accompagné d’un régime social et fiscal de faveur.

Mais comment être sûr que ces modalités de fixation des rémunérations n’ont pas un effet contre-productif ? Ainsi, les grilles des salaires ne fixent-elles pas plutôt un « prix du marché » en la matière ? Comment ne pas être sûr qu’elles n’ont pas pour effet de démobiliser les salariés en les invitant simplement à revendiquer le bénéfice d’un « salaire minimum conventionnel » et ce, quelle que soit la qualité du travail réellement fournie par eux ? À moins, qu’à l’inverse, ces grilles aient un effet incitatif en faisant clairement apparaître une possibilité d’évolution de la rémunération, en fonction de la carrière poursuivie dans l’entreprise, laquelle est (en principe) fonction de l’investissement et des qualités professionnelles démontrés par l’intéressé.

Dans le même temps, les chroniques judiciaires issues de la règle « à travail égal, salaire égal »1 ne contribuent-elles pas à uniformiser les modes de rémunération ? En effet, comment inciter une entreprise à mieux rémunérer les salariés les plus méritants si, à l’occasion d’une saisine prud’homale, un salarié exclu du bénéfice de ces primes obtient une décision en faveur d’une généralisation de celles-ci ? Dès lors, la question de la rémunération aux mérites se pose avec une acuité jamais observée jusqu’à présent. Elle conduit à prendre la mesure de la mise en cause actuelle de ce mode de rémunération pour mieux cerner l’intérêt qu’il peut y avoir à ne pas l’abandonner.

 

La lente mise en cause des rémunérations aux mérites

Il est extrêmement intéressant de constater que la mise en cause des rémunérations aux mérites ne se fait pas ouvertement… Au contraire, un discours en leur faveur est très souvent véhiculé, par les pouvoirs publics ou dans l’entreprise, afin d’inciter les salariés à travailler plus. Pourtant, alors que bon nombre de modes de rémunération continue de porter cette philosophie, les règles juridiques les régissant se révèlent défavorables à leur développement conduisant même parfois le chef d’entreprise à devoir les abandonner afin de se mettre à l’abri du risque d’avoir à les généraliser.

L’encouragement des modes de rémunération collective. Les modes de rémunération collective sont, à ce titre, extrêmement révélateurs de cette contradiction entre le discours et la réalité des faits. Ainsi, dès 1945, l’idée est  avancée qu’à côté des modes de rémunération individuelle, doivent cohabiter des systèmes de rémunération collective visant à conforter l’économie des entreprises françaises tout en fédérant la collectivité des salariés autour d’objectifs et de résultats communs. En ce sens, ce mode de rémunération, novateur pour l’époque, véhicule l’idée que les salariés vont pouvoir bénéficier de la juste rémunération des efforts fournis à l’occasion de la reconstruction. Pourtant, aujourd’hui, ces modes de rémunération sont-ils toujours aussi stimulants vis-à-vis des salariés ? Les modalités extrêmement complexes retenues pour fixer la « réserve spéciale de participation » ou encore, les modes de « répartition de l’intéressement » sont certainement contre-productives. De sorte que beaucoup de salariés ne voient plus dans ces systèmes que de simples éléments de rémunération complémentaire.

Le phénomène est d’autant plus inquiétant que, devant le succès progressivement rencontré par ces systèmes de rémunération, leur présence dans les entreprises a été accentuée sous le couvert d’une politique bienveillante de la part des pouvoirs publics, lesquels accompagnent ces nouveaux modes de rémunération de régimes sociaux et fiscaux particulièrement avantageux. Plus récemment, est également née l’idée que l’entreprise pourrait être un lieu permettant la constitution d’une épargne salariale2 et ce, avec l’aide de l’employeur. Si, dans un premier temps, l’épargne salariale ainsi imaginée s’est inscrite dans le droit fil des mécanismes précédemment décrits, elle est très vite devenue, dans un second temps, un moyen de constitution d’une épargne en vue de la retraite des salariés3. Enfin, les lois les plus récentes ont densifié les liens et les transferts de droits intervenant entre ces différents systèmes… De sorte que nous sommes bien loin désormais d’une motivation systématique des personnels en faveur d’un investissement plus grand dans leur travail4.

Dans le même temps, la présence de ces systèmes d’épargne salariale ne manque pas de générer un clivage difficilement acceptable entre les salariés appartenant à des structures dotées de tels outils de rémunération et ceux qui appartiennent à des entreprises qui en sont dépourvues. D’autant que, vue sous l’angle du « mérite », un tel clivage est difficilement acceptable. À « travail égal », les salariés peuvent aisément constater des différences de traitement selon l’employeur ou le secteur professionnel qui est le leur. Est alors sournoisement et indirectement introduite l’idée d’une forme d’inégalité de rémunération. Mais même à l’intérieur d’une entreprise ou d’un groupe, les salariés peuvent mal vivre la présence de tels modes de rémunération. Tel est le cas par exemple lorsque la présence de primes d’intéressement ne permet pas le développement de modes de récompense en fonction de résultats individualisés. Il peut en naître auprès de certains salariés un réel sentiment d’injustice, lequel peut alors faire place à un découragement ou une démotivation.

 

Le jeu des règles de droit du travail inadaptées. Si l’inadaptation des certaines règles issues du droit du travail peut également porter atteinte à la rémunération aux mérites, deux types de dérives différentes nous semblent devoir être dénoncés ici. La première résulte d’une inadaptation d’un certain nombre de règles de droit du travail – d’origine légale ou conventionnelle – qui n’ont pas connu d’évolution visant à tenir compte de la réalité du monde du travail et des entreprises.

Par exemple, les règles relatives à l’ancienneté sont certainement à revisiter totalement5. Qu’il s’agisse de fixer les indemnités de licenciement (ou de mise à la retraite) ou encore, le bénéfice de certaines primes ou avantages, la loi et/ou les conventions collectives tiennent compte de l’ancienneté cumulée par chaque intéressé dans son entreprise, voire son groupe. Or, dans un monde post-moderne où les carrières doivent nécessairement s’imaginer comme mouvantes ou changeantes, l’ancienneté est une notion qu’il faut sans doute réviser. D’ailleurs, ce point est expressément abordé dans un rapport remis au ministre du Travail en avril 2012, sous le titre attractif de « Sécuriser les parcours professionnels par la création d’un compte social universel », par Monsieur François Davy, ancien P-DG d’Adecco, lequel offre une liste de treize propositions toutes destinées à améliorer la sécurisation des parcours professionnels au cours de la vie active6.

Ainsi, selon ce rapport, 56 % des sondés ne pensent pas poursuivre leur activité actuelle jusqu’à la retraite, soit qu’ils ont tout simplement la crainte de perdre leur emploi, soit qu’ils souhaitent exercer une autre activité ou faire autre chose. Aussi, le rapporteur invite à apprécier l’ancienneté, qui conditionne certains avantages et droits des salariés, tout au long du parcours professionnel. Cette proposition ressort nettement des réformes envisagées par le rapport Davy qui tente ainsi de sortir du carcan du contrat à durée indéterminée (CDI) appréhendé comme seule source d’acquisition de droits. Il donne alors naissance à l’idée d’une sorte de « patrimoine professionnel » qui aurait vocation à s’enrichir des différents statuts successivement adoptés par son titulaire (CDI, CDD, travail indépendant, auditeur de la formation continue, etc.) afin de permettre à ce dernier de se constituer des droits sociaux destinés à le rassurer, sinon à le protéger.

La seconde dérive négative tient à l’énoncé de règles jurisprudentielles mal maîtrisées qui conduisent à des effets contraires à ceux initialement recherchés par leurs auteurs. À ce titre, si la désormais célèbre règle « à travail égal, salaire égal » est louable dans son souci de lutter contre les discriminations totalement injustifiées7, elle est désormais contre-productive dans la mesure où elle tend à freiner toute possibilité d’individualisation des rémunérations… Au risque pour l’entreprise de se trouver condamnée à généraliser à tous ses collaborateurs des avantages ou primes accordées à ceux qui sont les plus méritants. Plus grave : selon certains experts, les effets d’une telle jurisprudence seraient dévastateurs sur tout le « construit conventionnel » qui accompagne la vie professionnelle dans l’entreprise8. Comment, dans ces conditions, imaginer pouvoir motiver les salariés à mieux travailler ? Comment mettre en place un mode de rémunération tenant compte des mérites de chacun ?

Mais soyons clairs, ce n’est pas véritablement l’expression de la règle « à travail égal, salaire égal » qui est en cause. Il faut même comprendre que, selon cet énoncé, si le travail est plus important (donc « non égal »), la rémunération peut également l’être. Non, en fait, c’est davantage l’application de cette règle par les tribunaux qui est clairement en cause. En effet, comment accepter que des avantages prévus pour des catégories objectives de salariés, clairement identifiés sur la base d’éléments concrets, puissent être considérés comme contraires à la règle « à travail, égal, salaire égal » et qu’ils doivent dès lors être généralisés à l’ensemble des personnels de l’entreprise ? Il est aisé de comprendre que, dans ces conditions, les responsables d’entreprises soient fébriles devant cette remise en cause de l’édifice salarial et donc, de l’équilibre économique de l’ensemble.

 

La suite de cet article à retrouver dès la semaine prochaine sur le Blog.

 

1 – C. trav., art. L. 3221-1. – Rappr. anciennement, C. trav., art.L. 140-2. – V. à l’origine, Cass. soc., 29 oct. 1996, Bull. 1996, V,n°359 (égalité homme/femme). – V. aussi, Cass. soc., 3 mars1999, pourvoi n° 98-42.413 ( à propos d’une indemnité de chauffage).– Cass. soc., 26 nov. 2002, Bull. 2002, V, n° 354 (à proposd’une prime). – Cass. soc., 20 février 2008, pourvoi n° 05-45.601(à propos de titres-restaurant).

2 – V. par exemple, A. Sauret, L’épargne salariale : JCP E 2001,p. 552.

3 – V. le titre V de la loi n° 2003-775 du 21 août 2003 portantréforme des retraites (JO 22 août, p. 14 310), consacré auxdispositions relatives à l’épargne retraite et aux institutions deretraite supplémentaire, et Circ. min. 14 sept. 2005 relative àl’épargne salariale (JO 1er nov., p. 17179 ; JCP S 2006, 1409, no 24,p. 41). – Rappr. Ph. Martin, Épargne salariale et retraite : les avatarsde la protection sociale d’entreprise en Europe, Dr. soc. 2003, p. 202.– N. Cuzacq, L’épargne salariale à long terme est-elle un support adaptéau financement de la retraite ?, JCP E 2002, 1 163, p. 1 276.

4 – Il faut cependant se féliciter de l’existence de tels outils àl’avantage des entreprises. Ces mécanismes de rémunération collective continuent de jouer un rôle important non seulementdans le soutien économique des activités de celles-ci (et donc del’emploi !), mais aussi dans la réalisation par les salariés decertains projets financièrement lourds (immobilier, voiture,création d’entreprise, etc.). Elles peuvent aussi constituer unmoyen de fidéliser leurs collaborateurs, lesquels ont bien du malà imaginer leur départ d’une telle « bulle » protectrice.

5 – … d’autant plus que, selon la Cour de cassation, l’anciennetédu salarié ne saurait justifier, à elle seule, un traitement salarialdifférencié (Cass. soc., 15 déc. 1998, Bull. 1998, V, n° 551)… lesjuges étant invités à rechercher si elle a déjà été prise en comptepar ailleurs (Cass. soc., 19 déc. 2007, pourvoi n° 06-44.795). Il enest de même pour la simple appartenance à une catégorieprofessionnelle (Cass. soc., 20 févr. 2008, Bull. 2008, V, n° 39).

6 – Rapport de M. François Davy, ancien P-DG d’Adecco, intitulé« Sécuriser les parcours professionnels par la création d’un compte socialuniversel » et remis au ministre du Travail en avril 2012.

7 – À ce titre, la Cour de cassation invite les juges à contrôlerconcrètement, c’est-à-dire au cas par cas et au plus près duterrain, la réalité et la pertinence des éléments objectifspermettant de justifier d’une différence de traitement, lesquelsne sauraient se contenter d’un catalogue général des diverséléments de différenciation des situations en comparaison (V. ence sens, Cass. soc., 15 mai 2007, pourvoi n° 05-42.893. – Rappr.Cass. soc., 21 février 2007, pourvoi n° 05-40.034).

8 – Cf. par exemple, B. Boubli, L’égalité de traitement n’autorise pas lamise en pièces des accords collectifs, GP juin 2011, n° spécial dr. trav.et prot. sociale, p. 7.