Une richesse immobilière toujours croissante et mal partagée (II)
Nous commentions dans un billet précédent le terme « home equity » du graphique qui suit. Commentons à présent ce qu’il raconte.
Il raconte spectaculairement la violente montée de la valeur de l’immobilier occupé en propre par leurs propriétaires. Il s’agit de la valeur de l’immobilier hors dette hypothécaire, c’est-à-dire le patrimoine net ou home equity. Rappelons-nous : on avait parlé d’une bulle immobilière insoutenable lors de la crise des subprimes de 2007. De fait, elle a crevé de belle façon, entrainant avec elle une partie du système financier. À son pic de 2006.T3, le patrimoine valait 14,2 Tr$ ; à son creux au début 2012, 8,3 Tr$.
Or, qu’en est-il à présent ? Ce même patrimoine atteint à présent (2021.T3) le montant de 26,3 Tr$, soit près de deux fois plus que le pic précédent. S’il y avait bulle en 2006, que devrait-on dire aujourd’hui ? Pour référence, le PIB étatsunien s’élève à 23 Tr$ en 2021.
Le plus spectaculaire, c’est l’accélération depuis le début 2020 : plus de 6 Tr$ de richesse créée, et encore on omet l’accroissement de valeur des logements détenus par des particuliers à des fins de location. Il y a clairement dans le mouvement ascendant depuis 2012 la forte baisse des taux d’intérêt, qui a fait monter toutes les valeurs financières (dont le logement en tant qu’actif financier). C’est ce qui fait qu’on ne parle plus nécessairement de « bulle ».
Mais l’accélération depuis 2020 doit être attribué à d’autres facteurs, puisqu’on ne peut pas franchement dire que les taux aient continué à baisser. Ils ont au contraire monter. Il y a peut-être des arbitrages avec d’autres valeurs financières, dont les actions, et celle de la Tech. Mais essentiellement, signale Paul Krugman, il y a un phénomène tout bête d’offre et de demande, à savoir une rareté persistante de l’offre (graphique).
On ne rejoint qu’à présent le niveau de mises en chantier de 1999, alors qu’entre temps la population a crû de 50 millions de personnes (+18%) jusqu’à 329 millions aujourd’hui. Et le déficit des années creuses post-Grande crise financière ne commence même pas à se résorber.
Si on voulait voir décliner cette richesse patrimoniale (à ne pas souhaiter, on a vu dans le billet précédent, que ce serait simultané à une très forte récession), il faudrait que les taux d’intérêt montent très fortement, mais ceci ne pourrait se produire qu’avec retard puisque l’effet premier de la hausse des taux serait une chute des mises en chantier.
Le graphique qui suit donne une autre perspective : il compare l’indice de prix de détail aux États-Unis avec l’indice d’évolution des « loyers imputés », c’est-à-dire des loyers qu’auraient à payer les occupants du logement s’ils le louaient plutôt que de le détenir en propre. On voit, cette fois-ci sous forme de revenus fictifs, l’accélération de la création de richesse des heureux propriétaires étatsuniens.
Ce graphique a une petite vertu pédagogique : il permet de montrer pourquoi le prix de l’immobilier monte quand les taux d’intérêt baissent, et inversement. Si on se représente (ce qui est le cas en réalité, spécialement aux États-Unis), l’immobilier comme l’actif d’une entreprise détenue par le ménage propriétaire occupant, celui-ci jouant le rôle de l’actionnaire bénéficiant de la responsabilité limitée (voir billet précédent), alors le flux de loyers imputés, la ligne bleue de graphique, est le flux de revenu brut de la dite-entreprise. La valeur de cette entreprise serait donc la valeur actualisée de ce flux de revenus (aux charges près). Si les taux montent, ce flux actualisé se déprécie. S’ils baissent, la valeur monte. (Pour les polars en finance, comme la duration du logement est longue, la sensibilité est très forte.)
Des effets redistributifs inquiétants
Cette richesse, on s’en doute, est très inégalitairement partagée. Davantage d’abord selon les générations. Les baby-boomers ont acheté leur bien il y a longtemps. Ils ont profité à plein de la hausse des prix et ont pu la suivre au fil du temps pour investir dans des biens de plus en plus proches des centres-villes ou des endroits cotés qui se sont appréciés récemment. Les générations plus jeunes ont acheté bien plus cher, et par force dans des lieux où la progression de prix est moindre. (On exclue ici les heureux yuppies travaillant dans la Tech californienne et s’achetant de belles maisons à San Francisco.) Le graphique qui suit, tiré d’un article du New-York Times, illustre le phénomène.
On peut conseiller à ces jeunes générations frustrées d’attendre le décès de leurs parents, de façon à pouvoir se reclasser sur la courbe la plus haute. Mais cela ne fait qu’ancrer des inégalités de patrimoine, puisque ces jeunes heureusement nés gagneront davantage par héritage que par leurs revenus d’une vie entière.
(À nouveau pour le polar en finance, il faut remarquer que le graphique atténue le phénomène : les jeunes sont endettés davantage que leurs ainés qui ont en général remboursé leurs prêts. Ils bénéficient donc à plein de l’effet de levier qui a priori donne un coup de fouet à leur home equity.)
Et quid des locataires ?
Si les loyers imputés montent, on imagine que les loyers payés effectivement par les locataires montent autant et donc évoluent bien davantage que la hausse des prix et probablement aussi des revenus. Ajouté à la hausse de l’immobilier, on devine la trappe dans lequel ils sont : devant chasser le rêve de devenir un jour propriétaires, leur pouvoir d’achat est rongé d’année en année par la hausse des loyers. C’est la cohésion de la société américaine qui est en jeu dans cet immense effet de ciseau.
Dans le troisième billet de la série, on s’intéressera au cas français, et on ajoutera quelques considérations fiscales.