Dans une lettre publiée par Le Monde, ici, avec appel à d’autres signataires, , les économistes Eric Chaney, Christian Gollier et Thomas Philippon proposent trois mesures pour étendre l’embargo des achats à la Russie au gaz et au pétrole :

  • stopper immédiatement les achats de pétrole (sans trop de dommages puisqu’il s’agit d’un produit mondialement négocié) ;
  • mettre un droit de douane sur le gaz (qui est un produit largement local, dépendant dans le cas du commerce russe avec l’Europe d’une infrastructure de pipelines non utilisable ailleurs ;
  • et utiliser le produit de la taxe pour alléger le coût de ces mesures sur les ménages / pays les plus frappés.

C’est l’occasion pour Vox-Fi d’un commentaire sur le droit de douane ou la taxe. Cela fait un peu scolaire, on s’en excuse, mais c’est toujours utile pour l’analyse géopolitique.

1/ Toute taxe à l’importation, qui bien sûr renchérit le prix TTC du bien importé, est payée par le pays client, mais aussi, on le sait moins, par le pays vendeur.

C’est patent pour le pétrole / essence ou pour le gaz. La plupart des pays imposent des taxes forfaitaires sur ces produits, qui en renchérissent le prix. Si le pays acheteur impose une taxe, disons de 50€ centimes au mètre-cube de gaz, la demande de consommation à prix hors taxe donné du gaz diminue. Le pays exportateur n’a pas de raison de changer sa courbe d’offre, croissante en fonction du prix. Mais dans ce cas, le nouvel équilibre du marché se fait à un prix hors taxes plus bas et pour une quantité exportée plus basse car la courbe de demande s’est déplacée vers le bas.

En voici le graphique, avant l’explication :

 

En l’absence de toute taxe, l’équilibre du marché se fait au prix de 100€ (qui était à peu près le prix des livraisons du m3 de gaz à l’Europe par Gazprom en 2020 – voir graphique ci-dessous) et pour une quantité Q1 de gaz. Arrive une taxe de 50 €/ m3. Les clients européens vont subir une hausse du prix d’achat, contenant la taxe. La demande par l’UE de gaz à la Russie baisse assez fortement, sachant qu’il y a des substituts très imparfaits mais possibles, tels une importation de gaz liquéfié d’Algérie ou des États-Unis.

On pourrait penser que le nouveau prix TTC s’établira à 150€. Mais ce serait négliger la baisse de la demande suite à cette hausse de prix (en suivant vers la gauche la courbe de demande avant taxe). En pratique, il y a un décalage vers le bas, d’un montant égal à 50 €/ m3 de toute la courbe de demande sur le prix HT. Le nouveau point d’équilibre s’opère à, disons 70 €/ m3 HT, et donc un prix TTC de 120 €/ m3.

Qu’observe-t-on ? Le pays exportateur paie une partie de la taxe. En pratique, si on prend l’exemple du graphique, il en paie les 60%, puisque son prix de vente baisse de 100 à 70€. De même, son revenu baisse, passant de 100 x Q1 à 70 x Q2, ce qu’on voit visuellement sur le graphique entre la surface grisée et la surface jaune.

Les États importateurs empochent une taxe de Q2 x 50€, qu’ils peuvent redistribuer à leur gré, notamment pour alléger le coût de la mesure pour les consommateurs.

Si la Russie veut préserver son revenu, il faut qu’elle accepte une baisse supplémentaire de son prix. L’UE est alors totalement gagnante : le prix y compris taxe s’élève moins que précédemment, le montant des revenus fiscaux s’accroît.

Prix du gaz vendu par Gazprom selon le type de clientèle

 

2/ Il y a un jeu tripartite. Prenons le cas du pétrole aujourd’hui, où les États-Unis imposent des taxes très légères sur l’essence et l’Europe des taxes très élevées. La taxe européenne, par le mécanisme qu’on vient du voir, fait baisser le prix du pétrole avant taxe, mais ceci à la fois pour les États-Unis et l’Europe. Les consommateurs étatsuniens en profitent pleinement ; les consommateurs européens paient l’essence plus cher et en achètent moins. En revanche, leurs États perçoivent des recettes fiscales. À noter que les États-Unis sont gagnants : devant un prix plus bas de l’essence, les automobilistes là-bas en consomment plus, ce qui fait remonter le prix, au profit du producteur. Dans ce schéma tripartite, le producteur risque de très peu subir sur ses revenus la fiscalité européenne. Le consommateur européen paie l’intégralité de la taxe.

 

3/ On pourrait dire que la demande européenne de gaz est très peu élastique : les courbes en orange du graphique devraient être plus verticales. Dans ce cas, on peut voir que la part de la taxe qui sera payée par le pays exportateur est moindre. Comme on l’a vu, ce n’est pas le cas, en raison des substituts possibles, même s’ils sont plus coûteux et malcommodes (par manque d’infrastructure de déliquéfaction du gaz).

 

4/ Dans le cas du gaz russe, une taxe est un instrument plus souple qu’une solution oui/non consistant à ne rien faire (et donc alimenter le budget de guerre russe) ou à arrêter tout achat (et donc mettre à la peine à la fois le budget russe, et les économies de l’UE, et peut-être provoquer une escalade militaire). Dans les deux cas, les pays gagnants sont les pays tiers producteurs de gaz liquéfié, dont principalement les États-Unis. Introduire une taxe amortit l’avantage américain et réduit bien sûr le désavantage pour la Russie.

 

5/ Qu’en est-il si l’offre de gaz par la Russie est relativement fixe, c’est-à-dire indépendante du prix de vente, à un montant en pratique au maximum de ses capacités d’exportation sachant la taille des pipelines (qu’en est-il de celui qui passe par l’Ukraine ?). Dans ce cas, la courbe d’offre est davantage verticale.

On s’aperçoit alors, à montant donné de la taxe, que le prix d’équilibre est plus bas que 70 €/ m3 HT. La Russie paie une part plus importante de la taxe, ce qui peut permettre à l’Europe, à dommage donné pour la Russie, de mettre en place une taxe moins importante.