Le Blog s’est souvent fait l’écho du point de vue selon lequel il aurait été sage pour les gouvernements européens, et principalement ceux de Grèce et d’Irlande, d’accepter un défaut organisé de leur dette souveraine. Voir pour une éloquente expression la tribune de B. Eichengreen le 20 décembre 2010.

 

En l’absence d’une véritable restructuration de la dette souveraine (et bancaire dans le cas irlandais), la Grèce et l’Irlande, mais aussi le Portugal et l’Espagne, vont traîner pendant des années un endettement qu’il leur est impossible de résorber et qui les condamne presqu’à coup sûr à une faible croissance, et avec eux peut-être l’ensemble de la zone euro.

 

Un excellent article du Financial Times (« Eurozone can learn grim Latin lessons », 22/12/ 2010) tire un parallèle entre la situation présente de la zone euro et la crise latino-américaine de 1982, une crise qui a expliqué la décennie perdue de ce continent pendant toutes les années 80. Dans les deux cas, la dette était libellée dans une devise sur laquelle les gouvernements endettés n’avaient pas prise. Dans les deux cas, la crainte des principaux États prêteurs, les États-Unis dans le cas latino-américain, l’Allemagne principalement dans le cas présent, était la répercussion possible d’une restructuration de la dette sur leur système financier. Dans les années 80, l’exposition des banques américaines sur les pays fragiles d’Amérique du Sud s’élevait à deux fois leur base en capital. Aujourd’hui, la dette souveraine détenue par les grandes banques européennes sur les cinq pays que sont la Grèce, le Portugal, l’Irlande, l’Espagne et l’Italie s’élève à 1.800 Md€, à comparer aux 900 Md€ environ de capitalisation boursière de ces mêmes banques, c’est-à-dire, sur base d’un ratio price-to-book plausible de 1, deux fois la base en capital des banques. Troisième similitude, le même discours se fait entendre sur la bonne sortie de crise : on prétend que l’allègement du poids de la dette se fera en sortant « par le haut », c’est-à-dire en privilégiant la croissance, et pour cela en restaurant la compétitivité interne des économies1.

 

Or, quelle leçon peut-on tirer du cas latino-américain ? En pratique, la croissance n’est pas venue et l’Amérique latine s’est enfoncée dans la récession. La baisse des revenus intérieurs a alourdi le poids réel de la dette pour les agents économiques de ces pays. La véritable sortie de crise s’est fait attendre près de 8 ans, lorsqu’en 1989 Nicholas Brady, le secrétaire au Trésor du gouvernement américain, a organisé la restructuration de la dette avec ses fameux Brady bonds. Aurait-on pu à l’époque aller plus vite et faire sans attendre une restructuration ? C’est une thèse que défendaient alors certains économistes et qu’on entend à nouveau aujourd’hui dans le cas de la crise de la zone euro. La réponse est : pas forcément. Le délai de réaction était en quelque sorte incontournable, le temps que les politiques saisissent l’ampleur du problème, et surtout le temps que les créanciers regarnissent leur bilan et puissent envisager sans danger pour eux des dépréciations massives sur leurs créances. Selon cette vision optimiste, il faut donc encore un temps de reconstitution des fonds propres bancaires avant de pouvoir décider la restructuration de la dette souveraine européenne. On pourrait juger, comme l’ont fait dans un langage vif Thesmar et Landier dans une tribune des Echos du 1er décembre 2010 (« Pourquoi l’Irlande doit faire défaut »), qu’il serait plus intelligent pour les gouvernements et la BCE de recapitaliser les banques européennes sur argent public plutôt que de déverser ce même argent sur les États fragiles de la zone euro. Mais le montant à déverser serait significatif, si on en croît le ratio de 2 pour 1 cité plus haut. De plus, quel homme ou femme politique se risquerait à faire avaler aux opinions publiques européennes une nouvelle remise au pot pour les banques, impopulaires comme elles sont à présent. Enfin, une nouvelle crise de financement des grandes banques peut, y compris aux États-Unis, provoquer un mouvement de panique qui peut éteindre d’un seul coup, comme on l’a vu lors de la crise de Lehman, l’accès au financement de tout le système bancaire.

 

Le renflouement se fait donc silencieusement et sur la durée, en laissant les banques engranger doucement les profits venus de l’écart entre les taux prêteurs et les taux emprunteurs largement subventionnés par la BCE. D’où la politique de taux bas que la BCE maintient et maintiendra pendant toute la période à venir. (Cette subvention est in fine payée par les épargnants européens qui, au lieu de recevoir une rémunération normale de leur épargne, sont à la portion congrue de taux d’intérêt historiquement bas.) Cynique, n’est-ce pas ? Mais peut-être en même temps le seul moyen, sur la durée, d’absorber le choc des provisions à passer sur la dette souveraine européenne. L’Allemagne a clairement choisi cette stratégie, soutenue en cela par la BCE (mais pas par le FMI, semble-t-il, qui aurait préféré lors de la crise irlandaise l’option d’une décote sur les dettes des principales banques locales, n’en déplaise à Jean-Luc Mélenchon, qui aime à régler ses fréquentes poussées d’urticaire sur le dos du « libéral » Dominique Strauss-Kahn). Cette stratégie subreptice n’est pas dénuée de risques, tout comme au demeurant la stratégie contraire. En particulier, la liquidité accordée aux États et le refus de recapitaliser les grandes banques pourraient ne pas suffire à empêcher que la défiance s’installe, si les marchés devaient juger que les valorisations actuelles des créances souveraines dans les bilans des banques sont complètement irréalistes. Autre danger, celui que fait porter une politique durable de taux bas par la BCE : bulles sur les marchés d’actifs, pénalisation de l’épargne, basculement de la crise vers les compagnies d’assurance, y compris celles qui sont filiales des groupes bancaires, parce que les contrats d’assurance-vie en euros vont devenir (et sont déjà) structurellement perdants en raison de la faible rémunération des produits de taux.

 

On annonçait dans le titre une vision optimiste. Voyez le peu auquel sont condamnés les optimistes aujourd’hui !

 

1. Je soutiens personnellement que la bonne stratégie pour la France est de suivre l’Allemagne dans sa politique des prix et des revenus (voir référence). Il n’en va pas de même pour les pays fragiles. Ici, la déflation ne suffit pas et au contraire enfoncent ces pays dans la dette.