Vox-Fi a publié en juin 2021 un billet de Alex Edmans, professeur à la London School of Economics, sur la valeur actionnariale. Titre : « Pourquoi le capitalisme actionnarial profite à la société tout entière ». Avec une phrase clé : « La valeur pour les actionnaires ne se fait pas au détriment de la valeur pour les parties prenantes. »

L’idée est à la fois belle et fausse. Le monde que décrit cette dernière phrase n’est abrité par aucune planète de l’univers. Pourquoi ? (L’auteur teint d’ailleurs dans ses écrits des positions plus nuancées et très en faveur des efforts ESG des entreprises. Le voici ici dans une présentation TED).

Le principe de la valeur actionnariale repose sur deux principes :

1/ les actionnaires sont les seuls « ayants droit ultimes », c’est-à-dire prenant le risque résiduel des affaires.

2/ les intérêts des actionnaires et ceux de l’entreprise sont « séparables ».

 

Le premier principe dit ceci : si les marchés sont complets et parfaitement concurrentiels, l’entreprise, qui noue des contrats avec les parties prenantes mais pas avec ses actionnaires, est devant une situation simple. Ses salariés ont des contrats de travail qui stipulent le bon prix pour le salaire ; ses créanciers ont des contrats de dette ajustés parfaitement, par le jeu de la concurrence et grâce à une information, sur le risque subi de part et d’autre ; les clients et fournisseurs ont des contrats commerciaux qui expriment parfaitement l’usage des ressources utilisées, etc.

Voici donc que toutes les parties prenantes sont protégées, à l’exception d’une d’entre elles, les actionnaires, qui n’ont pas de contrat avec l’entreprise. Les droits financiers et politiques qu’ils détiennent, matérialisés par leurs actions, leur permettent de toucher un dividende proposé par l’entreprise, d’être protégés contre la dilution de leur patrimoine à l’avantage des autres actionnaires et deux ou trois autres choses de la sorte. Mais ceci concerne l’égalité entre actionnaires (l’« equity » suivant le mot significatif de la langue anglaise) et nullement des garanties données par l’entreprise. Les actionnaires subissent tout le risque qui demeure, c’est-à-dire tout le risque que les contrats ont couvert à l’encontre des autres ayants droit. Cela ne veut pas dire que les autres parties prenantes ne subissent pas de risques, mais, parfaitement informés dans le monde que nous décrivons, ils l’ont accepté au travers du prix et des conditions inscrites dans le contrat. Ils sont protégés.

Quand donc les gestionnaires de l’entreprise maximisent le profit, les autres parties prenantes ne sont pas dans une plus mauvaise position que ce qu’indiquent leurs contrats respectifs ; leur situation est même améliorée puisque, davantage profitable, l’entreprise risque moins la faillite et donc la rupture des contrats. Ne pas maximiser les profits comporte pour eux à l’inverse des risques supplémentaires. En quelque sorte, les intérêts sont alignés et l’actionnaire tire derrière lui tous les acteurs en place autour de l’entreprise. C’est ce que dit la phrase de Edmans citée dans l’incipit de ce billet.

 

Le second principe dit ceci : il y a des causes que l’entreprise peut souhaiter soutenir, telles l’amélioration de l’environnement, des activités sociales dans la ville d’implantation, etc. ; il y a aussi des externalités négatives, comme la pollution ou des encombrements urbains liés à son activité ou au simple nombre de ses salariés cherchant des moyens de transport ou de logement. L’argument de séparabilité, avancé par Milton Friedman dans un fameux article du New York Times de 1970, dit qu’il vaut mieux que l’entreprise distribue le maximum de profit de façon à ce que les actionnaires citoyens aient les moyens, éventuellement sous initiative de l’État (qui profite aussi via l’impôt sur les sociétés d’un profit maximum), de prendre ces causes en charge. Ici les règles démocratiques s’appliquent et non le bon vouloir du dirigeant d’entreprise. L’entreprise est hors du champ politique.

 

Critiques au premier principe

Il y en a deux principales.

1- L’actionnaire n’est pas aussi mal protégé qu’on le prétend. Il bénéficie d’abord de la responsabilité limitée : ses risques sont pris à hauteur de sa mise initiale et pas au-delà, quel que soit le dommage causé. Et il bénéficie en plus, dans les entreprises cotées, de l’avantage de la liquidité, c’est-à-dire de la sortie rapide si, de son point de vue, les choses se passent mal. On voit ici que le petit patron propriétaire est dans une situation différente, parce que lui peut tout perdre.

Les autres parties prenantes pourraient se plaindre à cet égard. La liquidité du marché de l’emploi n’équivaut en aucune manière à celle du marché boursier. Si ça va mal, c’est le chômage qui guette le salarié, ou pire, la perte potentielle d’un savoir-faire qu’il avait spécifiquement acquis dans l’entreprise et qui lui sera inutile dans un futur travail. En quelque sorte, le salarié a investi une part d’equity dans l’entreprise, non matérialisée par des actions. En cas de faillite ou de mauvaise gestion, c’est ce capital humain qui se déprécie. Même chose pour un créancier financier : une mauvaise gestion fait baisser la valeur de son actif obligataire et dilue son patrimoine par rapport aux nouveaux prêteurs qui rentreront à un taux d’intérêt supérieur. Le fournisseur qui a investi dans une ligne de production spécialisée pour son client a lui aussi une sorte d’equity chez ce client : leurs sorts sont liés, alors qu’il n’a en principe pas de mot à dire sur la gestion de son client. Et sa chaine de production est parfaitement illiquide en cas de pépin chez le client.

2- Surtout, les marchés ne sont ni complets, ni concurrentiels. Ils ne disent le prix juste que si les forces en présence sont de poids comparables, l’information pleinement partagé, les coûts de transaction minimes, etc. Si le profit reçu par l’actionnaire provient de l’accaparement d’une part de valeur qui aurait dû revenir au fournisseur de l’entreprise, à son client ou à son salarié, ou bien au détriment de l’environnement social ou naturel de l’entreprise, il est difficile de dire que l’optimum de l’actionnaire coïncide avec l’optimum social. Ce que gagne l’un, l’autre le perd.

 

Critique au second principe

Un dommage ou un gain causé par une entreprise n’est pas toujours « séparable » de l’activité même de cette entreprise. C’est parce que l’entreprise produit du plastique qu’il y a des déchets toxiques, c’est parce qu’elle fait tourner ses fours 24/7 qu’elle oblige à des horaires de travail exténuants, etc. Autrement dit, ce n’est pas au niveau de l’actionnaire ou de l’État qui perçoit sa part de profit, de réparer le dommage, c’est bien au niveau de l’entreprise. Elle est la mieux placée pour le faire, parce qu’elle a l’information interne et parce qu’elle peut se mettre en posture de prévention ou de compensation appropriée. Des marchés parfaitement concurrentiels et bien informés peuvent régler une partie de ces externalités. Par exemple, l’entreprise chimique sera obligée de payer à due proportion ses salariés si elle leur impose, pour les besoins incontournables de son activité, des charges supplémentaires. On retombe sur l’incantation à des marchés parfaits.

On peut voir les choses positivement. Tel citoyen peut s’insurger contre le travail des enfants. Il a le choix entre faire un don à une association dont c’est l’objet philanthropique ; il peut aussi, comme consommateur ou comme actionnaire « peser » sur l’entreprise, par exemple Nike, pour qu’elle impose à son tour à ses fournisseurs aux Philippines de supprimer le travail des enfants. Nike est certainement en meilleure position que l’association pour faire avancer cette cause. (L’association peut elle-même faire de l’activisme pour imposer à Nike une telle conduite.) L’entreprise, en ce sens, est civilisatrice parce qu’elle est en mesure, même s’il en coûte à ses actionnaires, de faire avancer certaines causes que le public, ou les actionnaires, souhaitent voir mis en avant. Un certain activisme actionnarial procède de la philanthropie, et ceci sans aide fiscale de l’État. On peut parler à son propos du bien commun.

 

Les actionnaires ne sont pas un groupe homogène

On a donc là toute la problématique de l’ESG. Dont il faut reconnaître qu’elle se met progressivement en place et qu’elle donne certains résultats (l’auteur a pu être sceptique un temps). Beaucoup d’actionnaires, ou beaucoup de fonds qui les représentent à condition d’être transparents sur leurs objectifs, sont prêts à abandonner un gain pour des motifs qu’ils jugent supérieurs au profit.

On voit donc depuis un certain temps des actions menées sous un mode « activiste », par influence directe de l’actionnaire sur l’entreprise. Tout récemment, une coalition de 12 gérants d’actifs et investisseurs français a eu gain de cause auprès de TotalEnergie qui refusait d’entendre ses demandes en matière climatique. La menace d’une résolution gagnante en AG est venue à bout de la résistance de la direction de l’entreprise. On a là une situation où le « voice », à savoir l’influence, s’impose par rapport à l’ « exit », c’est-à-dire à l’atout de la liquidité, celui de l’actionnaire mécontent qui s’en va.

Si cette attitude nouvelle se renforce, il y aura nécessairement à approfondir les règles de gouvernance pour que la pluralité des voix au sein des actionnaires soit mieux en mesure de s’exprimer que lors d’une AG annuelle. Dans un papier important, The New Corporate Governance, (protégé mais disponible sur demande à Vox-Fi, Luigi Zingales et Oliver Hart (ce dernier prix Nobel d’économie en 2016) militent pour l’abandon clair et net de la valeur actionnariale au profit d’un autre critère, celui de la maximisation du bien-être actionnarial. En clair, les actionnaires restent ceux qui prennent les risques ultimes, ils doivent veiller à ce que les contrats soient équilibrés (fair), et ils s’arrangent entre eux pour assigner à l’entreprise certains principes ou orientations par un processus de compromis au sein de l’assemblée générale.

Bien que le papier de Zingales et Hart inspire fortement le présent billet, il nous semble y voir une tentation dangereuse dans un capitalisme réformé qui voudrait dépasser la valeur actionnariale, en remettant toute action de type ESG dans les mains exclusives des actionnaires, sur le modèle de l’action activiste à l’encontre de TotalEnergie. Les salariés ont à faire entendre leur voix, et pas uniquement pour des revendications catégorielles, les clients aussi, les créanciers aussi. L’AG des actionnaires devient un lieu politique, c’est-à-dire d’entente et de compromis à partir d’intérêts divergents, ce qui est une bonne chose. Mais c’est l’ensemble de l’entreprise qui doit accepter aussi, dans des règles à définir et à observer, d’être un tel lieu politique, ceci ne voulant pas dire que l’entreprise doit échapper à un principe de hiérarchie et de commande. C’est le principe de maximisation de la valeur sociétale de l’entreprise, dont les règles de gouvernance sont progressivement en train d’émerger.