On dit souvent que les entreprises à forte croissance de leurs résultats ont des valorisations plus élevées que les entreprises à faible croissance. Ou encore, pour corriger de l’effet de taille, que leurs multiples de résultat dépendent positivement du taux de croissance, ceci valant qu’on retienne un multiple du résultat d’exploitation (P/EBIT) ou le classique multiple du bénéfice net (ou P/E). Ce billet, repris de la Lettre Vernimmen de décembre 2013, montre que la relation est plus complexe qu’on le dit : une croissance des résultats peut conduire à faire baisser les multiples si l’investissement nécessaire à cette croissance mange une trop grande part des résultats.

Vernimmen (2014) indique (p. 510, §26.18) : « Toutes choses égales par ailleurs, de fortes perspectives de croissance du résultat d’exploitation se traduisent par un multiple du résultat d’exploitation élevé ; de faibles perspectives de croissance par un multiple du résultat d’exploitation faible. »

Pour appuyer ceci, l’ouvrage reporte le graphique d’une régression linéaire (source : Exane- PNP Paribas ; voir ci-dessous) du multiple du résultat d’exploitation sur la croissance de ce résultat. Il montre bien une relation croissante entre les deux agrégats. On observe grossièrement que cinq points de croissance en plus signifient en moyenne deux points de multiple en plus.

Mais une explication de ce lien est nécessaire. Partant du modèle simple de Gordon-Shapiro, si utile en évaluation d’entreprise, on écrit ainsi la relation entre la valeur d’une entreprise et le taux de croissance tendancielle de ses résultats (entre autres facteurs) :

relation dans laquelle F est le flux net de trésorerie de l’année à venir (avant service de la dette), r le coût du capital et g le taux de croissance du résultat d’exploitation.

Le multiple de résultat d’exploitation ou encore Price to EBIT s’écrit alors, en désignant par B le résultat d’exploitation :

Comme on le sait, le multiple du résultat d’exploitation, dans ce cadre simplifié, est donc égal à une rente de montant F/B, qui est la part du flux net de trésorerie dans le résultat d’exploitation, actualisée comme précédemment au coût du capital corrigé de la croissance.

Ainsi, on est tenté de conclure que, naturellement, le multiple dépend positivement de la croissance[1].

Cette conclusion est fausse. C’est oublier que lorsque la croissance est plus forte, le ratio F/B ne reste pas constant. Au contraire, il se réduit, de sorte que l’effet sur le multiple de résultat est à ce stade incertain. Il faut préciser ce qu’est le flux net de trésorerie. C’est le montant de résultat que les investisseurs, actionnaires et créanciers, peuvent « extraire » de l’entreprise après que celle-ci a assuré ses dépenses d’investissement pour maintenir son sentier de croissance. Plus la croissance est forte, plus les dépenses d’investissement sont élevées[2].

Comptablement :

formule dans laquelle K est la valeur du capital à son coût de remplacement, qu’on assimilera à la valeur comptable de l’entreprise. g K est bien le montant d’investissement (net d’amortissement) qui permet au capital de croître au rythme g.
Si donc la croissance exige des quantités d’investissement importantes, le multiple de résultat peut fort bien croître en raison de la hausse des résultats attendus, mais sur un montant de résultat amputé des dépenses d’investissement. A nouveau, l’effet est ambigu.

On sait que la valeur comptable de l’entreprise n’est en général pas égale à sa valeur de marché, de multiples facteurs intervenant, tels que des positions de monopole, des brevets et licences, des rendements d’échelle non constants, une avance dans l’innovation par rapport aux concurrents, des mauvaises représentations comptables notamment du capital immatériel, des barrières réglementaires, etc. Investir 10 M€ dans une entreprise va accroître la valeur comptable de l’entreprise de 10 M€, mais pourra accroître sa valeur boursière de 15 M€ en raison d’un phénomène de création de valeur tel que listé précédemment.

étant le nom donné au ratio rapportant la valeur de l’entreprise à sa valeur comptable (ou encore price-to-book ou q de Tobin), on peut donc réécrire ainsi la relation (1) :

Ou encore, après réarrangement des termes :

Le multiple est donc bien une fonction de la croissance, mais un peu moins simple que le donne à penser la relation de Gordon-Shapiro.

En particulier, si le price-to-book est structurellement égal à 1, – et donc en absence de pure création de valeur –, l’équation (2) se réduit simplement à :

Le multiple ne dépend plus alors de la croissance ; il est l’inverse du taux de rendement ou coût du capital.

___________________

Pour fixer les idées empiriquement, on retient une croissance structurelle des résultats de 4%, un coût du capital de 8% et un price-to-book égal à son niveau structurel sur les bourses occidentales de 1,25X (de sorte que le correctif dans l’équation (2) vaut:

On montre alors que la variation du multiple en fonction du taux de croissance vaut 40[3]. On retrouve bien le fait, documenté dans le graphique mentionné plus haut, que 5 points de taux de croissance font 40 x 0,05 = 2 points de multiple[4].

En clair, le multiple des résultats, résultat net ou résultat d’exploitation, ne dépend de la croissance des résultats que pour autant que l’investissement nécessaire à obtenir cette croissance n’obère pas le niveau de ces résultats. Pour qu’il y en aille ainsi, il importe que l’entreprise soit en situation de création de valeur, c’est-à-dire que son price-to-book soit supérieur à 1. Pour une entreprise dont le price-to-book est structurellement inférieur à 1, un supplément de croissance revient à faire baisser ses multiples boursiers. Quand McDonald’s construit un n-ième restaurant dans une zone non saturée pour un coût de 5 M€ et une rentabilité annuelle de 1,5 M€, la valeur créée pour le groupe est de 12 M€, soit un price-to-book marginal de 2,4X. Croissance vaut alors hausse du multiple. Quand une banque européenne aujourd’hui lève 1 Md€ pour renforcer son capital et financer sa croissance, et que son price-to-book est de 0,8X, elle détruit, au nom de sa croissance ou de sa solvabilité, 200 M€, ce qui refroidit les ardeurs.

Il n’y a pas de surprise. On retrouve ce résultat de la microéconomie de l’entreprise selon lequel une entreprise qui connaît des rendements d’échelle constants dans un marché concurrentiel n’arrive pas à dégager de surprofit au-delà de la rémunération normale du capital. Le niveau de sa production, et donc sa croissance, est indéterminée et n’a pas d’impact sur sa valorisation en termes de ses résultats. Investir n’augmente la valeur de l’entreprise qu’à condition que cela permette une création de valeur.


 

[1] On note que cette relation perd son sens lorsque le taux de croissance des résultats est égal ou dépasse le coût du capital.

[2] La formule considère comme investissement la formation de capital fixe ainsi que la variation de capital circulant ou BFR. On omet aussi, sans conséquences, l’impôt dans le raisonnement.

[3] La variation du multiple en fonction du taux de croissance s’écrit en effet (en dérivant par rapport à g)

[4] La relation linéaire est estimée sur base d’un échantillon de plusieurs entreprises à une date donnée. Il faudrait pour être précis estimer également cette relation sur des données temporelles. Mais l’échantillon « statique » est suffisamment large pour conforter cette relation à travers le temps.