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Premier point, le débat va s’amplifier pour une raison simple : dans l’arsenal à disposition pour combattre le danger climatique, les banques centrales et les régulateurs associés disposent d’armes puissantes. Qu’on en juge :

  • Elles peuvent édicter et imposer aux banques et aux autres fournisseurs de capital des règles de divulgation des risques climatiques ou carbone qu’elles portent en portefeuille et ainsi aider la prise de conscience et les interventions de la société civile.
  • Elles peuvent charger plus lourdement en capital ces mêmes risques au sein des institutions qu’elles régulent. Ainsi, une banque devra mettre davantage de fonds propres derrière un portefeuille de prêts « bruns » (par exemple aux sociétés pétrolières) et moins aux prêts « verts ».
  • Elles peuvent sélectionner les obligations vertes (green bonds) au détriment des brunes lors de leurs achats d’actifs, dans le cadre des opérations de QE, de gestion de la politique monétaire ou d’investissement de leurs réserves.

Sachant les masses en jeu, de telles mesures renchériraient les financements aux secteurs industriels lourds en carbone et allégeraient le coût des secteurs économes. Pour ceux de ces secteurs dépendant d’un financement externe, cela limiterait leurs possibilités d’investissement rentable. Le mécanisme serait une sorte de bonus-malus, assez similaire dans ses effets à une taxe carbone, si ce n’est qu’il affecterait les coûts financiers plutôt que les charges opérationnelles des entreprises. Mais dans les deux cas en offrant la souplesse d’un mécanisme de prix incitant les entreprises à verdir leurs investissements de croissance selon le mieux des opportunités.

(Je ne parle pas ici des propositions que voudraient que la BCE finance directement certaines dépenses, notamment pour la transition écologique. Ce n’est clairement pas son rôle politique, et cela relève souvent de la logique de l’argent magique.)

Second point, les banques centrales réorientent déjà leur discours en ce sens, voire prennent certains engagements. La BCE notamment, selon les récentes déclarations de Christine Lagarde, lors d’une récente conférence « d’écoute » de la société civile sur la question (Le Monde, 23 octobre 2020). Le gouverneur de la Banque d’Angleterre jusqu’à 2019, Mark Carney, a pris une position de pointe avec son initiative en faveur d’une meilleure divulgation des risques climatiques dans les bilans des fournisseurs de capital, banques, assureurs et fonds d’investissement. Voir le document Fifty Shades of Green.

La Banque des Pays-Bas réalise déjà des tests de résistance de son système financier aux risques climatiques. Allant plus loin, la Banque de Suède renonce à acquérir des obligations gouvernementales de l’Alberta au Canada et du Queensland en Australie au motif de leur fort contenu en émissions de carbone.

 

Quelle approche retenir ?

Mais tout cela avec une sorte de gêne. Au nom de quelle règle, de quel mandat, les banques centrales doivent-elles engager ces actions ? Une première réponse consiste à évacuer la question : la surveillance de ces risques, selon cette approche, fait déjà partie de leur mandat actuel. Une seconde approche consiste à recommander une initiative législative, imposant un mécanisme qui jouerait de façon forfaitaire sur les bilans bancaires, et s’ajouterait simplement aux systèmes de mesure des risques déjà en place sans nécessairement les affecter.

Un long document de janvier 2020 intitulé « The Green Swan », rédigé sous le double auspice de la BRI et de la Banque de France, documente très bien la première approche, en donnant deux raisons à cela :

  • Le risque climatique pèse dès aujourd’hui sur la politique monétaire. Par exemple, les fluctuations climatiques peuvent affecter les récoltes et donc faire bondir les cours des denrées, faussant les indices de prix et la conduite de la politique monétaire. Une tornade peut balayer d’un coup le patrimoine immobilier des ménages de la zone et donc peser sur leur demande et nécessiter l’action correctrice de la banque centrale. Benoît Cœuré dans un papier de 2018 et François Villeroy de Galhau dans un discours introductif à une conférence sur le sujet en 2019 suggèrent qu’une pression climatique peut entraîner un effet déflationniste durable qui paralyse la politique monétaire.
  • S’agissant de la stabilité financière, l’élévation du niveau de la mer peut affecter la valeur des biens immobiliers côtiers et donc menacer de faillite les établissements de prêts immobiliers ; les actifs échoués (stranded assets) des compagnies pétrolières (les champs de pétrole mis à leur bilan et dont le pétrole restera dans le sol) menacent leur solvabilité et par voie de conséquence celle des banques ou des investisseurs.

Comme le lecteur se demande alors où est le point de rupture dans un processus sinon continu, on s’aide de la notion de cygnes noirs, ces discontinuités chaotiques propres aux marchés financiers baptisées ainsi par Nassim Nicholas Taleb, sans la rendre forcément plus réelle sous la dénomination de cygnes verts.

Tout cela n’est pas très convaincant. Il y a d’abord de fortes difficultés techniques à corriger la grille des pondérations en capital pour chaque type de projet, d’autant qu’il n’est pas acquis que certains d’entre eux (citons ici ceux qui concernent l’amélioration énergétique des logements) ne soient pas plus risqués que la moyenne des prêts.

Surtout, peut-on raisonnablement penser que la hausse du niveau de la mer va dans les cinq ou dix ans menacer la BNPP ? Ou qu’une moindre rentabilité de l’exploitation du gaz de schiste aura au même horizon un effet domino sur les banques qui financent ces sociétés, en raison des fameux « effets de second tour » ? Le document cité est une longue liste de tous ces risques, qui donne l’impression que l’objectif cherché, pour des autorités ne pouvant avancer masquées et devinant la dure bagarre politique qu’impliquera la seconde approche, est de composer un paysage où la crise climatique serait d’ores et déjà pleinement dans le cadre de leurs affaires courantes.

Cette sorte d’hypocrisie est avouée par Augustín Carstens, le directeur général de la BRI, dans la préface au document déjà cité. La meilleure politique, dit-il, serait bien sûr une taxe carbone (confirmant comme on le dit plus haut la proximité des deux politiques), une tâche qui relève des gouvernements, mais, ajoute-t-il :

« Mais une politique fiscale aussi ambitieuse nécessite la recherche d’un consensus et est difficile à mettre en œuvre. […] Une réponse efficace nécessite de sensibiliser les parties prenantes et de faciliter la coordination entre elles.  Le mandat de stabilité financière des banques centrales peut y contribuer et devrait guider leur implication appropriée. »

En quelque sorte, on fait une taxe carbone bis, mais sans rencontrer les blocages d’une telle mesure, une taxe carbone sous le manteau. Ce n’est pas réaliste politiquement. Christine Lagarde, , lors de la conférence citée, semblait partager cet avis.

 

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Car l’opposition s’élève fortement. Par exemple, Jay Powell, l’actuel gouverneur de la FED prend un contre-pied radical. Il élève deux objections (voir « Bankers Aren’t Climate Scientists», WSJ, 2020). D’une part, une action aussi décisive ne peut pas se dispenser d’un aval démocratique, sauf à soulever des retours de flamme ; de l’autre, comment mettre sur pied sur base purement technique des critères permettant de distinguer le brun du vert et s’écarter de la neutralité que recherche toute banque centrale dans son rôle monétaire ?

Powell a raison sur le point car dans les deux cas, c’est à la sphère politique d’intervenir. (Cela dit, il tend à changer d’avis depuis peu. Voir ici.)

 

Quelles mesures en pratique ?

Deux rapports illustrent les deux approches décrites ci-dessus. En faveur de la première, Finance Watch a fait récemment paraître Breaking the climate-finance doom loop (juin 2020), dont on trouvera un résumé utile dans Variances : Jérôme Cazes, Casser le cercle vicieux du financement et du climat.

On retrouve l’argumentaire précédent. Mais avec un ajout simple d’un point de vue pratique : on ciblerait uniquement les gisements d’énergie fossile en imposant une charge en fonds propres accrue de 50 % sur les financements des gisements existants, et de 1250 % (équivalent en fait à les financer à 100 % en fonds propres) pour les gisements à venir. La recommandation ne joue que dans le sens du malus, et au total alourdit les fonds propres des banques[1].

L’Institute for Climate Economics (I4CE), au travers de Intégrer les risques liés au climat dans les exigences de fonds propres des banques (mars 2020), plaide pour la seconde approche, à savoir une décision législative pleinement explicite au travers d’une mesure forfaitaire.

L’étude remarque d’abord que ce type d’approche a déjà été retenue. La Commission européenne craignait que les mesures de renforcement des fonds propres des banques (via Bâle III) suite à la crise financière de 2008 ne pénalisent les PME. Le Conseil et le Parlement européens ont dès lors décidé un allégement de la charge en fonds propres pour les prêts aux PME (de 15 à 23,81 %). Voir ici. Une mesure similaire (réduction de 25 %) a également été adoptée pour les projets d’infrastructure, mais n’est pas encore en application. C’est important en ceci que les projets verts sont souvent des projets d’infrastructure.

Alors que le document de Finance Watch fait un correctif chiffré à appliquer dans l’immédiat au système de mesure des risques, celui de I4CE propose de laisser en place le système actuel de mesure des risques et, une fois obtenu le montant des risques pondérés de chaque banque, de lui appliquer un correctif forfaitaire en une fois. Cela me parait plus praticable. Différentes formules existent, dont l’une, retenue par le rapport, joue symétriquement au soutien à ce qui est vert et à la pénalisation de ce qui est brun, selon une nomenclature (qui devra être perfectionnée) actuellement en usage au niveau européen.

Le point négatif concerne la mise en place de la chose. Le rapport mentionne que deux banques françaises ont déjà mis en place un tel mécanisme : Natixis par un ajustement forfaitaire, le Crédit Agricole par un système de notations qualitatives aidant à la décision de crédit. C’est peut-être sur cette base qu’il recommande une approche décentralisée et volontaire des banques, le régulateur se contentant d’indiquer un cadre commun. C’est nier que le rôle de la loi est d’imprimer une convention unique, qui donne visibilité aux acteurs et ferme les stratégies opportunistes.

 

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Des limites à une telle mesure ?

J’en vois deux.

  • Alourdir le coût de financement ne pèse que sur les entreprises qui ont un besoin de financement externe. Or, certaines des industries brunes ont des cash-flows considérables et répondent à une demande qui reste vivace. On peut montrer alors ce que j’appelle le « paradoxe du vice » où le cours boursier de telles entreprises s’élèvent plus qu’il ne baisse suite à la mesure. Voir dans Vox-Fi, La Prospérité boursière du vice.
  • Et surtout, la mesure pénalise le financement brun des banques, mais laisse intouché (et donc favorise) le financement brun par les marchés financiers, dont les fonds d’investissement. Or, les grandes sociétés ont directement accès au marché obligataire ou aux placements privés. D’autres mesures réglementaires, pesant notamment sur les agences de notation, devraient donc venir en complément et être analysées simultanément. Cela montre au reste l’importance des actions de l’opinion publique sur les producteurs et sur les investisseurs financiers.

 

En conclusion, il faut une pression législative pour qu’au-delà des critères ESG, le canal banque centrale soit utilisé en faveur du climat. Et le motif n’est pas tant que la menace climatique accroît les risques bancaires que, tout simplement, ça peut marcher.

 

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[1] Le rapport Finance Watch parle de doom loop, de cercle vicieux entre banques et climat, de façon analogue au doom loop qui a été identifié entre endettement de l’État et portefeuille en titres de ce même État par les banques, l’un renforçant l’autre. Il n’y a pas ce mécanisme d’escalade pour la finance brune : si BNPP prête à des projets lourds en CO2 qui accroissent le risque climatique et la mettent in fine en faillite, le cercle vicieux s’arrête et BNPP ne pourra plus financer de tels projets. On n’ira pas cependant jusqu’à dire que c’est vertueux.