Vox-Fi reprend ici la contribution de François Meunier au livre « Intérêt général et marché, la nouvelle donne », ouvrage collectif du Cercle Turgot, sous la direction de Claude Revel, paru chez Eyrolles en 2017.

En adoptant une perspective historique, elle soutient qu’il y a un intérêt général de l’entreprise, appelé ici le « bien commun », que la collectivité ou l’institution que forme l’entreprise est similaire à la société civile, qu’elle est un lieu politique d’affrontements et de convergence d’intérêts, et surtout qu’il importe de mettre les acteurs de l’entreprise en capacité d’exercer leurs pleins droits dans le projet d’entreprise.

 

Dès que l’ordre social ne dépend plus d’un principe transcendant, divin ou souverain, la société civile doit trouver en elle-même son principe organisateur. C’est la grande bascule qu’ont su effectuer les philosophes de l’âge classique avec la notion de contrat social. La société civile y devient un lieu fondamentalement politique, où les intérêts divergents sont reconnus en tant que tels et où pourtant doit s’affirmer une voie commune s’imposant à tous. Ce qu’on appelle l’intérêt général.

On part dans ce chapitre du parallélisme étroit entre ce modèle sociétal qui a émergé à compter du 18ème siècle et, près d’un siècle après, l’entreprise dans sa forme moderne de société. Elle aussi est un lieu politique. Des intérêts divergents s’y entrecroisent. L’entreprise a toujours produit en son sein les arrangements institutionnels qui permettent la prise en compte de ces intérêts. On soutient l’idée que cette représentation des parties prenantes s’est élargie au fil du temps, au-delà des seuls actionnaires, et que ce mouvement va continuer. Il faut autre chose qu’une simple prise en compte des intérêts de tous, sous l’égide par exemple des dirigeants de l’entreprise. Il s’agit que chacune des parties prenantes soit mise en capacité, davantage qu’aujourd’hui, de participer effectivement à un « intérêt général » de l’entreprise, mot auquel on substituera aisément celui de « bien commun ». C’est sous l’angle historique que l’on défendra cette idée, en montrant par quels méandres l’entreprise s’enrichit en tant qu’institution.

 

Une ambiguïté originelle

De même que pour l’ordre civil, l’entreprise, sous sa forme moderne, a eu son acte fondateur : il s’est produit quand le droit d’association pour un projet d’affaires s’est libéré de l’obligation d’obtenir du souverain une licence d’exploitation. Et quand il a fallu vers la moitié du 19ème siècle mettre en forme le cadre juridique de l’entreprise qui s’affirmait le lieu dominant de l’activité économique, on a sans surprise décalqué le modèle politique de la société civile. On parle ainsi de « société » pour désigner l’entreprise ; de « contrat de société » pour définir le fonctionnement entre les actionnaires. On lui donne un « objet social » qui dépasse l’intérêt particulier de chacun d’eux. Avec l’assemblée générale et le conseil d’administration, ses principes de gouvernement se rapprochent de la démocratie représentative de la sphère politique.

Comme pour l’ordre démocratique, ce canevas a rapidement suscité des débats importants, notamment dans la relation entre l’actionnaire et l’entreprise. La société était conçue à l’origine comme celle de ses actionnaires et le gros de l’attention juridique se portait sur les règles de fonctionnement entre eux. Celles-ci étaient pour l’essentiel des règles d’égalité, d’où provient significativement le terme anglais d’equity pour désigner les fonds apportés par les actionnaires. Transcendant les intérêts particuliers des actionnaires, il convenait qu’aucun d’entre eux ne puisse, de par son poids dans le capital ou ses liens avec la direction de l’entreprise, en profiter au-delà de sa participation pécuniaire.

Parallèlement, s’introduisait la notion de pouvoir. Le droit d’Europe continentale usait du terme d’actionnaire plutôt que de celui, plus neutre, de shareholder (porteur de part), choix qui a son importance sémantique : l’actionnaire, c’est celui qui décide de l’action ; l’entreprise est la chose « actionnée ». Comparant à l’anglais « equity », on retrouve l’opposition entre les visions française et anglaise de l’intérêt général, davantage expression d’une volonté transcendante dans le cas français que d’un consensus entre intérêts particuliers. Risquant ses capitaux, l’actionnaire devait pouvoir les protéger. Ceux qui n’engagent pas de capitaux ne pouvaient exercer le pouvoir. La logique était la même que dans l’ordre politique, à une époque où l’on jugeait que le droit de vote ne pouvait être attribué qu’à ceux des citoyens qui avaient des intérêts matériels dans la société. C’était, il faut le rappeler, la légitimation principale donnée au suffrage censitaire.

Mais, à insister sur l’égalité qui doit régir les rapports entre actionnaires, le statut de société créait une distance entre l’apporteur des fonds propres, détenteur de ses actions, et l’entreprise devenue société, qui émet les actions et est garante, au travers de sa structure dirigeante, de l’équité entre actionnaires. La créature échappait à son créateur. En tant que personne morale, elle disposait des actifs économiques à sa discrétion. Les actionnaires n’étaient pas « propriétaires » des actifs de l’entreprise. Si contrôle ils avaient, c’était sur ses organes dirigeants et non sur l’utilisation de ses actifs.

L’histoire de la société portera donc la marque de cette opposition entre une entreprise « chose » de l’actionnaire, immergée dans l’ordre des contrats et du marché, et l’entreprise devenue institution autonome, impliquant des intérêts bien plus larges que ceux des seuls actionnaires. C’est cette dualité qu’il faut suivre à présent.

 

L’entreprise immergée dans le monde des contrats

Les économistes sont restés longtemps en retard dans leur compréhension de l’entreprise, lui donnant au total une place assez mineure. Tout vient de la place dévolue au marché « concurrentiel » où le prix dépend d’un équilibre qui dépasse chacune des parties prenantes, nécessairement atomisées. Dans ce cadre, l’entreprise qui noue des contrats avec d’autres entreprises, avec ses salariés, avec ses créanciers et même d’une certaine façon avec ses « propriétaires », ne peut être que soumise aux différents prix qui s’imposent à ces contrats, car déterminés par les marchés. Cela vaut pour le prix du travail, et donc le salaire ; cela vaut pour les contrats de dette, etc. On a une entreprise entièrement dominée par le marché, c’est-à-dire par des intérêts extérieurs à elle, qui la transcendent. À la limite, elle n’a plus ni intérêt général, ni intérêts particuliers à défendre. Le profit maximum comme règle de gestion n’est qu’une règle de survie face à la concurrence.

C’est une vision irénique et naïve de l’entreprise. Paradoxalement, elle ne différait pas beaucoup de la vision qu’en avait le mouvement ouvrier de l’époque, nourri de l’expérience des conflits sociaux. Elle était bien-sûr plus conflictuelle et empreinte de pouvoir : instrument des patrons, l’entreprise donnait du travail, mais au mépris des intérêts des travailleurs. C’est la vision marxiste qui a su le mieux, au tournant du siècle, capturer cette opposition ouvrière. Elle l’a fait en posant cet affrontement d’intérêts non pas au niveau de l’entreprise, mais au niveau de la sphère politique comme affrontement de classes sociales objectivement fondées. On déniait là encore à l’entreprise la qualité de lieu politique autonome. L’entreprise y restait transparente, dominée par des forces extérieures, marché dans un cas, conflit de classes irréductible à son niveau dans l’autre.

 

La naissance de la grande entreprise

Ce schéma a évolué avec l’extension considérable des capitaux requis pour le fonctionnement de l’économie, qui a poussé à l’introduction en droit commercial de la notion de responsabilité limitée (à partir du Business Act britannique de 1855), qui autorise le détenteur des actions à n’être responsable qu’à hauteur de sa mise de fonds. Elle permettait la cessibilité des titres sur un marché et ainsi une extension considérable des capitaux qu’on pouvait lever sur un projet d’affaires, auprès de gens intéressés par le seul rendement, dès lors qu’ils avaient la possibilité de sortir à leur gré. De plus, la liquidité rendait facile la diversification, par laquelle l’actionnaire réduisait le risque spécifique qu’il portait. Il suffisait pour cela de marchés financiers bien organisés, fonctionnant avec des coûts bas et rendant ainsi un service d’assurance pour les investisseurs.

En retour, la liquidité offerte éloignait plus encore les actionnaires de l’objet qu’ils finançaient. Ce n’était plus seulement la société qui prenait son autonomie par rapport aux actionnaires, mais son organe de direction. Les actionnaires gardaient leurs droits financiers, mais n’avaient plus, en tout cas pour la grande entreprise à capital éclaté, que des droits assez formels en matière de contrôle. Dans ce schéma, la grande entreprise, dite « fordiste », élargissait sous l’égide de sa direction générale le champ des intérêts qu’elle représentait. Elle s’organisait aussi sous une forme conglomérale, formant en elle-même une sorte de marché financier interne. Le manageur devenait une sorte de grand pilote allouant les fonds, sur base d’une stratégie qu’il détermine en interne. L’autofinancement était l’instrument de cette autonomie. Il libérait le manageur de l’obligation de s’en retourner à ses investisseurs, et donc d’un contrôle externe, quand il avait en tête un nouveau projet.

 

La question des limites de l’entreprise

La vision d’une entreprise entièrement soumise à des forces externes n’était donc plus réaliste. Les économistes, avec retard, en ont pris acte. En effet, si le marché dominait à ce point l’entreprise, pourquoi existe-t-il même des entreprises ? Il suffisait de porter le regard « à l’intérieur » de l’entreprise pour y voir un tout autre monde que le marché. Par exemple, les relations qu’entretiennent les salariés au sein de l’entreprise n’obéissent pas à des règles de marché. Comment définir par avance dans un contrat ce que le salarié fera dans telle ou telle situation ? Cela vaut aussi pour les relations entre les différentes divisions opérationnelles de l’entreprise. Autrement dit, c’est par défaut qu’on peut justifier l’existence de l’entreprise : elle est le lieu où la production, c’est-à-dire la coordination entre les différents participants internes, ne peut pas s’opérer par des relations établissant un prix et un service rendu, c’est-à-dire par des relations de marché. Si jamais de tels contrats pouvaient être définis de manière interne, c’est le signe qu’ils pourraient tout aussi bien l’être de façon externe, par sous-traitance. Tout en restant plongée dans l’univers des marchés, l’entreprise acquérait enfin une certaine chair. Elle devenait une « institution », propre à la mise en commun ou à la confrontation d’intérêts différents.

La remise en cause de l’hypothèse de concurrence parfaite, évidente dans le cas de la grande entreprise fordiste, a délégitimé aussi la vision technicienne de l’entreprise. Si celle-ci dispose d’un pouvoir de marché propre, provenant par exemple d’une innovation ou d’une barrière à l’entrée, elle dégage un surprofit au-delà de la rémunération des différents contributeurs à son activité. Se pose alors la question du partage de cette rente : à qui doit-elle échoir ? Le cadre théorique précédent est pris en défaut. Il permet tout au plus de répondre qu’il n’y a aucune raison de l’attribuer à celles des parties prenantes qui restent protégés par des contrats explicites, noués sur des marchés concurrentiels. On voit ainsi pointer une vision nouvelle de la place de l’actionnaire : il serait en droit d’accaparer le surprofit parce qu’il est le « créancier résiduel », celui qui n’est pas lié à l’entreprise par un contrat explicite, mais qui perçoit uniquement « ce qui reste », une fois que l’entreprise a honoré tous les contrats qui l’obligent. L’entreprise acquiert une existence propre, mais du coup l’intérêt général se réduit à l’intérêt du seul actionnaire. La meilleure protection des autres parties prenantes, c’est-à-dire des contrats qu’elles ont signé avec la société, c’est que l’actionnaire, et le manageur avec lui, maximisent le « ce qui reste », à savoir le profit, parce que c’est la garantie qu’il n’y aura pas défaut sur les contrats.

 

Le retour du pouvoir actionnarial

Cela a été le prétexte à une offensive intellectuelle sans précédent, vers les années 80, autour du mot étendard de « valeur actionnariale ». Elle n’était rien d’autre que la conséquence des modifications qu’on vient de décrire dans la sphère industrielle, mais, devenant une sorte de mantra imposée à toutes les business schools, elle influençait les dirigeants et pesait en retour sur la réalité. On remettait en cause l’autonomie du dirigeant, on refusait qu’il puisse, sans mandat explicite, prétendre représenter un intérêt supérieur de l’entreprise. Une façon de le rendre dépendant était de lui faire perdre de son autonomie stratégique : il fallait qu’il se concentre sur son « core business », la diversification étant réservée à l’investisseur sur les marchés financiers. Il fallait, par les dividendes versés, qu’il laisse moins de trésorerie au sein de l’entreprise de façon à ce que ses projets subissent le regard externe des investisseurs. Le volet universitaire de ce mouvement a très vite été appelé, abusivement, « théorie de l’agence », décrivant le paradoxe de la délégation du pouvoir entre actionnaires et dirigeants d’entreprise, ces derniers ayant leurs propres intérêts à défendre, rarement en ligne avec les premiers.

La philosophie politique libérale s’inscrivait dans ce débat. Elle pose en général la société comme un ensemble d’individus poursuivant, en tant que personnes libres, leurs intérêts particuliers. C’est de l’entrechoc de ces intérêts que résulte l’intérêt général, étant bien compris qu’une instance supérieure, l’État, est présente, démocratiquement et au travers de la sphère politique, pour régler les dommages et conflits qui peuvent en résulter. L’individu devient citoyen par cet acte politique. Quand survient l’entreprise, une partie des penseurs libéraux, c’est le cas pour un Milton Friedman, soutiennent qu’il n’y a rien à changer, que ce nouvel objet est simplement transparent et qu’il n’a d’intérêt propre autre que celui de ses seuls actionnaires. La priorité n’était, toujours sous la bannière de la « valeur actionnariale », que de mettre en place des règles institutionnelles propres à assurer l’actionnaire du bon retour des fonds qu’il a investi dans l’entreprise, ce qu’on a appelé du nouveau mot de « gouvernance ». Mais avec une conséquence décisive par rapport aux modèles capitalistes qui prévalaient avant : plutôt que le seul pouvoir (comme dans les débuts entrepreneuriaux du 19ème siècle), plutôt que la seule liquidité sans pouvoir effectif (comme dans le modèle fordiste), l’actionnaire revendiquait à la fois le pouvoir et la liquidité, la possibilité de gains rapides et le monopole de la décision dans l’entreprise.

À la fois « liquide » et « investi dans le sort de l’entreprise », voici que l’actionnaire qui se présentait comme la moins protégée de toutes les parties prenantes, le créancier de dernier rang, qui justifiait par là son rôle exorbitant en matière de contrôle, bénéficiait en pratique d’une assurance dont étaient privés à peu près tous les autres, celle de pouvoir céder à son gré sa position et de jouir d’une diversification de son patrimoine. Est-ce que l’intérêt général, ainsi privatisé, allait non seulement oublier les intérêts des autres ayants-droit, mais jouer contre eux ?

 

À la recherche du créancier résiduel

Ce retour en force de l’actionnaire comme seul porteur légitime d’intérêts faisait naître une critique immédiate. Ces fameux contrats entre l’entreprise et son environnement reflètent-ils correctement la valeur des prestations qui s’opèrent, sans qu’apparaissent des avantages ou des dommages non facturés ? Si c’est le cas, d’autres que l’actionnaire sont en droit de revendiquer un bout du statut de créancier résiduel, à la fois dans les droits au surprofit dégagé et dans les droits de contrôle ?

Ce sera le cas dans la relation entre l’entreprise et son client, si ce dernier dépend complètement d’une technologie que seul son fournisseur maîtrise. Elle captera potentiellement toute la rente. Il s’agit ici d’un pouvoir de fait et pourtant non consacré juridiquement, celui de mettre l’entreprise cliente en situation défensive, obligée à nouveau de se soumettre à des prix définis à l’extérieur, mais cette fois-ci des prix de monopole. Même chose sur le lien entre l’entreprise et ses créanciers, dont les intérêts sont parfois brutalement antagoniques de ceux des actionnaires : qu’on pense à une grosse acquisition, sur laquelle les créanciers n’ont pas voix au chapitre alors que l’émission de nouvelle dette peut dégrader la solvabilité de l’entreprise et donc la valeur patrimoniale de la dette déjà existante.

De même pour les salariés. Ils ont toujours des intérêts investis dans l’entreprise, quand par exemple ils développent des savoirs ou des pratiques spécifiques qui ont une grande valeur pour leur entreprise, mais qui sont difficilement marchandables à l’extérieur. Leur « capital humain » est alors peu liquide, à la différence du capital financier de l’actionnaire. Le contrat salarial est muet à ce sujet. Il s’agit d’un élément non plaidable en justice qui repose sur cet élément impondérable, la confiance, qu’arrive à créer dans la durée une équipe de travail au sein de l’entreprise, mais pouvant être reniée par l’employeur, par exemple lors d’un changement de management. Il se crée donc un lien de « pouvoir », entendu toujours comme la capacité à rendre l’autre dépendant de soi.

Le dernier exemple porte sur les relations entre l’entreprise et le « territoire », municipalité ou environnement sociétal, dans lequel elle opère et qu’elle impacte à divers titres, bons ou mauvais : bassin d’emploi, pollution, dynamisme urbain, formation, etc. Voici un domaine très peu contractualisé, tout simplement parce qu’il ne peut pas dans la plupart des cas faire l’objet de contrats, et donc de relations marchandes. Dès lors que l’entité a son sort lié à celui de l’entreprise, il est légitime de poser la question du poids qu’elle détient dans la conduite de ses affaires. Dans l’autre sens aussi, d’ailleurs.

Au vu de ces exemples, les limites de l’entreprise, c’est-à-dire de « son » intérêt général, apparaissent désormais très poreuses, très dépendantes de l’organisation industrielle et de l’histoire. Et surtout, difficiles à réserver au seul actionnaire. (Au vrai, poreuses aussi deviennent les limites de la société civile, ou encore de la nation, avec la mondialisation, le poids croissant d’institutions internationales et la mobilité des frontières.) S’il semble illusoire de trouver une forme institutionnelle unique pour traiter de la variété des prises d’intérêt possibles dans l’entreprise, il importe ces intérêts soient en capacité de s’y exprimer.

La philosophie politique libérale reste pertinente, mais uniquement si elle admet l’entreprise comme une « petite » collectivité à elle seule, avec une multiplicité d’intérêts pris dans des relations contractuelles mal définies. Cela oblige à reporter sur l’objet entreprise ce qu’elle dit de la société civile, à savoir qu’elle est composée d’intérêts particuliers, et qu’elle doit trouver en son sein, par voie politique, le moyen de dégager « son » intérêt général. Si cet intérêt général est d’ampleur suffisamment grande pour interférer avec l’intérêt de la nation entière, cas des très grandes multinationales, la sphère politique nationale garde sa primauté, point qui n’est pas abordé ici.

 

L’entreprise comme bien commun

On n’évoque pas ici les formes institutionnelles précises qu’on trouvera sur cette voie. Une bonne approche consiste à suivre et prolonger les pentes que les entreprises ont suivies naturellement dans le passé. L’entreprise à statut de coopérative privilégie déjà les fournisseurs ou clients ; la société anonyme doit pouvoir s’accommoder d’une place plus grande pour eux, y compris au sein du conseil d’administration si on continue de le voir comme pivot de la gouvernance. Une banque, qui vit de son financement par dette, doit laisser un poids politique plus grand à ses créanciers, et on ne peut se reposer entièrement sur le régulateur pour être le substitut de créanciers silencieux. Le recours croissant à des clauses de « bail-in », par lequel les créanciers d’une banque en menace de défaut doivent y aller de leur poche, va pousser à mettre en accord l’institution et la réalité économique, vers une gouvernance élargie aux créanciers.

Les travailleurs sont la partie prenante la plus active. Ici, des réponses institutionnelles existent depuis longtemps, avant même l’invention du salariat moderne, par exemple dans les sociétés en partenariat, dans les SCOP et aujourd’hui dans l’implication des cadres dans le capital de l’entreprise. La codétermination, institutionnalisée de diverses façons, est une autre réponse, par exemple en donnant voix aux salariés au sein du conseil d’administration. Il y a de forts arguments pour que les salariés participent à la désignation des dirigeants, voire même à leur rémunération ou au niveau des dividendes.

C’est la dimension politique qui doit dominer dans l’entreprise vue comme bien commun, c’est-à-dire la mise en place d’un cadre institutionnel qui permettent aux parties prenantes de donner de la voix, de façon organisée, sans remise en cause du principe d’autorité propre à tout groupe humain. Il faut mettre ces ayants-droit « en capacité », plutôt que de s’en remettre à un dirigeant bienfaisant, à des actionnaires adoptant des chartes éthiques ou à des lois correctement ciblées. Les uns et les autres sont nécessaires, mais l’inclusion des parties prenantes doit passer devant, et ce serait une limitation de l’idée moderne de responsabilité sociale d’entreprise si elle n’était qu’une préoccupation devant échoir au manageur, et conçue comme un impératif éthique.

Par inclusion des parties prenantes, on revient à l’idéal du « contrat social » cher aux Lumières : il faut qu’il y ait représentation de leurs intérêts, et donc délégation à un tiers, ce dernier pouvant au demeurant imposer une décision qui aille contre les intérêts de tel ou tel de ses mandants. Si le pacte social demeure, celui-ci perdra un jour, mais gagnera un autre. L’entreprise vue comme bien commun est donc un lieu de confrontation d’intérêts partiellement convergents qui font unité autant que diversité dans le projet d’entreprise, et qui doivent organiser leur coopération et leur concurrence. Comme elle l’a fait dans l’histoire passée, elle doit poursuivre la construction d’institutions permettant la formation d’un équilibre stable entre les parties intéressées à son bien commun.

 

Cet article a déjà été publié sur Vox-Fi le 6 juin 2017.